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Ennio, le maestro

"Ennio", un film documentaire réalisé par Giuseppe Tornatore (2022)


Ennio, le maestro
© Le Pacte

Actuellement dans les salles, un documentaire de Giuseppe Tornatore retrace l’épopée de Morricone, le compositeur de musiques de films le plus célèbre au monde, disparu en juillet 2020…


Ne vous attendez pas à des révélations fracassantes ou à une crue de larmes ! Aucune coucherie à l’horizon, ni déballage autour d’un héritage musical aussi considérable, pas même l’un de ces procès à sensation, revanchards et vains, qui égayent les étés trop chauds. Ce documentaire exempt de toute tension dramatique raconte patiemment, benoîtement, les étapes d’une vie consacrée à l’art du contrepoint, des débuts laborieux de trompettiste au Conservatoire jusqu’à la cérémonie des Oscars. Ennio comme tous les génies, est modeste, taiseux, retranché, appliqué, indifférent, presque taciturne, souvent absent, il a une voix de crécelle et un physique quelconque d’Italien moyen. Il porte des lunettes à monture épaisse et sourit timidement face caméra. Il aime son épouse. Il ne se distingue ni par un baratin enjôleur, ni par ce charme latin dont beaucoup de ses compatriotes acteurs abusent. Sa musique parle pour lui. Elle vient d’ailleurs. Son talent s’exerce sur la partition et court follement entre les lignes. Ennio décrypte les notes plus vite que les autres et les entrecroise pour emporter le spectateur dans une dimension parallèle. Il a déréglé notre oreille interne pour mieux nous ensorceler. Avant lui, nous étions les esclaves d’une mélodie plate et prévisible, de la ritournelle à grosses caisses et de l’effroi cadencé, en résumé, de sons formatés aussi vite ingurgités qu’oubliés. Après lui, nous n’étions plus les mêmes. Ce diable de compositeur, théoricien du bruit, joueur redoutable d’échecs, mari modèle, nous a habitué aux timbres métalliques et à l’incongruité du dodécaphonisme. Il a hybridé notre subconscient en insérant naturellement dans ses mouvements classiques, des gimmicks rythmiques d’une modernité fabuleuse. C’est la rencontre entre l’académisme le plus chimiquement pur et le débroussaillage de terres nouvelles. Avec lui, la ruée vers l’Ouest prend des allures de cavalcades désarticulées, où la romance, la peur et la drôlerie s’affrontent au revolver. De l’apparition céleste au milieu de nulle part d’une flute de pan, d’un sifflement, d’un grésillement divin, d’une cloche qui tinte, d’une répétition inoubliable naît alors une forme d’émerveillement et d’addiction. Au risque que le film devienne accessoire et le scénario secondaire. 

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En nous déniaisant, il a inventé un nouveau langage cinématographique. Durant deux heures et trente-six minutes, nous assistons à une leçon d’écriture et à un défilé de stars reconnaissantes. Tout le monde s’incline devant le Maestro. Tout le monde lui est redevable. Clint lui rend un hommage appuyé. The Boss, Bruce en personne, se rappelle du choc acoustique qui le saisissait à la sortie des films de Sergio Leone. Après ça, il était devenu un autre musicien. Quincy y va de son accolade fraternelle, Tarantino en fait des tonnes comme d’habitude et puis, les Italiens, Argento, Bertolucci et tous les autres, le panthéonisent. Les chanteurs des années 1960 se souviennent de cet arrangeur capable de bloquer le cervelet de la ménagère du temps des studios RCA Italia par une intro tonitruante ou une apnée frénétique. Edoardo Vianello, Gianni Morandi et Gino Paoli lui vouent une admiration sincère depuis toutes ces années. Je pourrais passer mes vacances entières à écouter en boucle « Sapore di sale » ou « Abbronzatissima », et me laisser envahir par cette onde nostalgique qui grandit et me submerge. Avec Ennio, ces tubes commerciaux insipides prenaient une valeur émotionnelle et une patine spirituelle. Ces slows d’été ou twists napolitains d’une époque ont conservé cette fraîcheur et cet élan salvateur. On doit leur permanence historique à la patte d’Ennio qui surprend toujours par sa dissonance cosmique. 

Le musicien photographié en 2007 (c) Olivier Strecker Wikimedia Commons

Il fut et restera le plus grand compositeur de musiques de films au monde, l’inventeur du genre, le propagateur discret et omniscient d’une cinéphilie galopante. Sans lui, le western spaghetti sonnerait faux. Sans lui, les rues de New-York ressembleraient à la plaine du Pô. Il aura figé notre imaginaire avec ses B.O. 

Ce don-là, de suspendre l’existence et de cristalliser nos sentiments est la marque des créateurs. Alors, comme les autres, nous nous agenouillons devant lui.

En salles. 2h36

Retrouvez également la critique du film de Jean Chauvet dans notre numéro de l’été, en vente.



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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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