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Thomas et les incrédules

Seul un récit irénique et lénifiant semble moralement acceptable – l’identité heureuse, le multiculti façon Benetton...


Thomas et les incrédules
La journaliste Elisabeth Lévy © Photo : Pierre Olivier

L’éditorial de décembre d’Elisabeth Lévy


Se voiler la face, c’est aussi vieux que l’espèce humaine. Face au malheur, on dit « ce n’est pas possible », précisément parce qu’on sait que c’est possible. À l’échelle individuelle, le déni est une protestation et une protection contre l’insupportable, une béquille inoffensive si elle est transitoire. Dans la vie des peuples et des nations, il ouvre le chemin du déclin. Les Troyens n’ont pas écouté Cassandre, la guerre de Troie a eu lieu, par ici la sortie – de l’Histoire.

Les révolutions et les totalitarismes dont elles ont accouché, de 1793 à 1917, ont instauré une forme radicale de déni. Si on ne peut pas changer le monde, il faut imposer par la terreur et l’arbitraire un récit mensonger sur le monde. Dans 1984, il est interdit de dire que « deux et deux font quatre ». Dans la Russie stalinienne, tout le monde sait que le pouvoir ment, mais tout le monde fait semblant de le croire.

Or, dans l’Europe de la fin du XXe siècle, la réécriture du réel est redevenue un mode de gouvernement. Moins pour créer un homme nouveau, d’ailleurs, que pour habiller l’impuissance en vertu. Depuis plusieurs décennies, les gouvernements maraboutés par la gauche culturelle et médiatique interdisent au populo, trop plouc pour se faire une opinion, de voir ce qu’il voit. Seul un récit irénique et lénifiant est moralement acceptable – l’identité heureuse, le multiculti façon Benetton, le niveau qui monte à l’école. Quarante ans plus tard, on se réveille avec des générations qui ne savent pas lire et une société mise au défi par un séparatisme identitaire. Merci aux somnambules.

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Le bal meurtrier de Crépol est un cas d’école des méthodes de ce que Mathieu Bock-Côté définit comme un « totalitarisme sans goulag » – ce qui fait une sacrée différence. C’est une valse à trois temps.

Premier temps, il n’y a rien à voir. Le procureur parle de rixe, la gauche d’un dramatique fait divers. On fait blocus sur les prénoms des assaillants. Les médias passent une couche de peinture supplémentaire sur la réalité. Sur France 5, Patrick Cohen, en zélé serviteur de la vérité officielle, se surpasse dans la fantasmagorie : c’est l’histoire de jeunes qui voulaient s’amuser et draguer des filles, l’un d’eux a été offensé et les couteaux sont sortis. Sur Arte, Isabelle Veyrat-Masson, spécialiste des images paraît-il, ose que Crépol, c’est Roméo et Juliette, « deux familles qui ne s’aiment pas ». Il faut vraiment être ignare pour ne pas voir ça.

Deuxième temps, ceux qui voient sont des salauds. Si vous pensez qu’il y a dans cette attaque une dimension ethnique, vous êtes d’extrême droite. Élisabeth Borne appelle à la décence, l’inévitable Véran, toujours là pour servir la messe, dénonce les manipulations, d’autres hurlent à l’amalgame, Le Monde fustige « l’indécente récupération de la colère ». Comme d’habitude, la France qui pleure dignement Thomas et contient sa rage en prend pour son grade. Coupable de vouloir comprendre ce qui lui arrive. De quoi se mêle-t-elle ?

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Troisième temps, un réel de rechange est servi sur un plateau. Prière de regarder là où on vous dit de regarder. La menace principale, pour l’unité du pays, ce n’est pas l’islamo-djihadisme d’atmosphère qui concerne au bas mot des centaines de milliers de personnes, ce ne sont pas les racailles qui pourrissent et parfois prennent la vie d’honnêtes citoyens, ni les casseurs de flics de Sainte-Soline et d’ailleurs. Non, si la République est en danger, c’est à cause de 3 000 militants d’ultra-droite, dont 1 500 sont repérés comme violents.

Quelques lecteurs m’ont reproché d’avoir traité de nazillons ces « patriotes qui demandent justice » – avec des barres de fer. Il y a des militants identitaires parfaitement respectables quels que soient nos désaccords. Je ne vois pas quel autre nom que nazillons donner à des bas-du-front qui jouissent à la vue d’une croix gammée et sont abonnés à la chaîne Telegram « Adolf Hitler vous parle ». Je ne sache pas que « casser du bougnoule » soit un projet politique. Ceux qui refusent de les disqualifier pour des raisons morales et politiques devraient au moins le faire pour des raisons esthétiques. Comment peuvent-ils accorder le moindre crédit à des gugusses qui se prennent pour les sauveurs de l’Occident chrétien parce qu’ils défilent en braillant « on est chez nous » dans des tenues ridicules ?

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Parfaitement surveillés par la police, ces ultra-droitards ne sont même pas assez malins pour organiser leurs rassemblements en loucedé : la police est toujours là avant eux. Heureusement. Et leurs prétendues démonstrations de force ne parviennent qu’à exposer au grand jour leur insigne faiblesse. Du reste, c’est l’un d’eux qui s’est fait salement passer à tabac – sans avoir droit à une seconde de compassion. Cela n’empêche pas le pouvoir et la presse de diffuser l’énorme bobard de la peste brune à nos portes. Libération publie une carte interactive donnant l’impression que cette nébuleuse groupusculaire est une hydre ayant des ramifications dans tout le pays. No pasarán !

On attend de ceux à qui nous donnons les clefs de la maison commune qu’ils soient capables d’affronter le réel, pas qu’ils déploient des contorsions pour le congédier. On ne fait pas l’Histoire en se cachant la tête dans le sable. Et encore moins en obligeant les citoyens à faire la même chose. Les Européens ont chèrement payé pour le savoir : dire que deux et deux font quatre est une liberté fondamentale. Le péril mortel, pour l’esprit démocratique, serait que nous renoncions sans rien dire à cette liberté.

Décembre 2023 – Causeur #118

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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