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Covid-19: les professeurs sommés d’aller au front

Y'en a qui sont pas chauds!


Covid-19: les professeurs sommés d’aller au front
Courage "Maman", le 11 mai approche ! © Stephane ALLAMAN/SIPA Numéro de reportage: 00954344_000001

Des enseignants envisagent bien de reprendre nos marmots à partir du 11 mai, malgré les très fortes craintes pour leur santé. Si la décision divise tant, c’est aussi parce qu’ils aimeraient être certains qu’on ne les envoie pas au feu uniquement pour relancer la machine économique.


Les hussards noirs à l’assaut de la peste noire ! Voilà qui sonne bien ! Voilà qui sonne beau ! Voilà qui sonne noble ! Est-ce le titre d’un roman de Charles Péguy resté jusqu’à ce jour inconnu ? Celui d’un poème surréaliste d’André Breton déniché dans un vieux grenier — d’une toile délirante de Salvador Dali retrouvée dans un coffre ? Non pas ! Il s’agit du tout nouveau slogan élyséen et matignonesque ! Du dernier refrain de la fanfare militaire médiatique — fanfare unanime sur un point : le corps enseignant doit faire montre d’une dévotion patriotique sans faille — et vite regagner son poste de combat ! « Vous les professeurs, vous les instituteurs, montez au front ! Vite, braves soldats de la République ! Fers de lance de la Nation ! Elle compte sur vous ! À un moment, il faut y aller (bande de trouillards) ! »

Soudain, ces premiers de cordée-là ne sont plus oubliés

Il y a des appels à la mobilisation qui sonnent faux. Il y a des appels à l’enthousiasme républicain qui sonnent creux. Edouard Philippe et Emmanuel Macron, soudainement émus par les inégalités sociales que le virus a creusées dans « certains territoires », par « l’inégal accès aux enseignements à distance » ? Edouard Philippe et Emmanuel Macron brusquement reconnaissants à l’endroit des enseignants dont ils viennent de subtiliser les retraites ? Edouard Philippe et Emmanuel Macron honorant le courage infaillible des soldats du savoir ? « Voilà ce qui s’appelle un sentiment soudain ! » nous dirait Cyrano. Humiliés, maltraités, déconsidérés, les hussards en haillons de la République française ! Par des décennies de pédagogies nihilistes. Par des coupes budgétaires drastiques. Obligés d’en faire toujours plus, avec toujours moins. Et brusquement devenus les héros de la Nation ? Brusquement sommés de prendre dans leur main fébrile le relais (vaguement décontaminé au gel hydroalcoolique) des aides-soignantes ? De saisir le flambeau lumineux des braves infirmières ? Pas sûr qu’eux soient applaudis à 16h30 depuis les balcons, à la sortie des cours… (fin de la tribune plus bas)

Même pour les chefs d’établissement, la réouverture c’est non !

Jérôme Leroy

Il y a des signes qui ne trompent pas. La résistance de la communauté éducative à la reprise des cours le 11 mai n’est pas seulement le fait de profs qui ne voudraient par sortir de la tranchée sans préparation d’artillerie. Loin s’en faut. Comme souvent, on tente de les discréditer, de les calomnier, on parle des caissières pour leur faire honte dans une belle ignorance des spécificités du métier, comme si le malheur des uns devait supposer le malheur des autres et non la sécurité pour tous. On oublie l’avis négatif de l’ordre des médecins, on fausse les comparaisons en parlant du déconfinement des écoles dans des pays qui ont été infiniment moins frappés par l’épidémie grâce à une politique de dépistage massive et de port du masque précoce (Corée, Allemagne, Autriche), ce que ce pouvoir a été infoutu de faire !

Chose très surprenante, devant le flou anxiogène des décisions, devant la manière dont le ministre a de se défausser pour les modalités pratiques sur les collectivités locales et les chefs d’établissement, il se trouve que ces derniers eux aussi opposent un non catégorique comme on le verra dans ce communiqué de presse (assez peu repris) du SNPDEN du 20 avril.

Le Syndicat National des Personnels de Direction de l’Education nationale, affilié à l’UNSSA n’est pourtant pas particulièrement rebelle, et est ultra majoritaire dans la profession. Il est même un allié fidèle du ministère pour transformer depuis une petite trentaine d’années les établissements scolaires en PME dont ils sont les patrons. Il faut savoir aussi que la formation des chefs d’établissements suppose nécessairement des stages en entreprise et des cours de management, ce qui est d’ailleurs très révélateur dans le vocabulaire et les méthodes qu’ils emploient pour que ça file droit, depuis 1988. On sera d’autant plus surpris par le ton sans équivoque du communiqué, lequel refuse l’idée de reprise sans les conditions sanitaires et des directives précises, histoire qu’on ne leur fasse pas endosser, si les choses tournaient mal, la responsabilité juridique de la casse humaine éventuelle, une fois que tout sera terminé et qu’on cherchera des lampistes pour payer la note. Et eux aussi, de filer la métaphore militaire à la mode : « Par analogie avec ce qui se passe en termes de mise en cause du commandant du porte-avions Charles de Gaulle, les personnels de direction, en l’état des connaissances scientifiques actuelles relatives au Covid-19, ne sauraient voir leur responsabilité engagée pour des décisions qui ne relèvent ni de leurs compétences ni de leur expertise ».

Bref, Blanquer est prévenu. 

 

Il est vrai que la cause brandie est noble, d’une noblesse sans défaut : finir les programmes par souci d’égalité générationnelle, renouer le lien avec les élèves déscolarisés par le déconfinement, regagner les fameux territoires perdus de la République ! Tout cela a des accents grandioses et hugoliens. Quand on ouvre une école, on ferme une prison ? Peut-être. Quand on ouvre une école, on relance surtout l’économie d’un pays en parquant son ingérable marmaille ! Dans un communiqué au vitriol publié sur leur page Facebook, le collectif des stylos rouges de l’académie de Créteil a justement ironisé en rappelant « que l’école n’était pas la garderie du MEDEF. »

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Les professeurs sont majeurs. Ils n’ont pas besoin de grands discours, ils veulent avant tout des garanties sanitaires. Pour les élèves, pour leurs proches — et même pour eux, voyez-vous ! Car, n’en déplaise à certains, les professeurs n’ont pas vocation à mourir sur le champ d’honneur ! À rendre l’âme sur scène, comme Molière ! Ils n’ont pas franchement passé leurs concours pour ça, et on ne va pas les blâmer de ne pas vouloir y passer, alors que la nation entière est frappée de stupeur et de terreur panique !

Une mesure politique et économique plus que médicale ?

Trêve de discours martiaux ! Trêve d’effusion républicaine ! On connait la chanson… Laissons un peu la parole aux médecins. Que pensent-ils d’une reprise des cours le 11 mai ? Dans un live publié sur Mediapart ce lundi, Éric Caumes, chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, s’est inquiété de la réouverture prématurée des écoles. « On sait, dit-il, que ce sont dans les écoles que peuvent s’amplifier ce genre d’épidémie. » Selon lui, « remettre les écoles en première ligne » est une mesure « beaucoup plus politique et économique que médicale ».

"La maîtresse de Kévin a bien changé, tu ne trouves pas?" Désinfection d'une école à Cannes, le 10 avril dernier. © Lionel Urman/SIPA Numéro de reportage: 00955907_000018
« La maîtresse de Kévin a bien changé » Désinfection d’une école à Cannes, le 10 avril dernier.
© Lionel Urman/SIPA Numéro de reportage: 00955907_000018

Si le coronavirus, tel un révélateur, a mis en pleine lumière les manquements de l’hôpital public (et son démantèlement programmé), que nous apprendra-t-il sur l’école publique ? Dans quel état les professeurs et les élèves retrouveront-ils leurs salles, leurs couloirs ? Désinfectés, décontaminés, prêts pour la bataille ? Les masques seront-ils distribués en nombre suffisant ? Les enfants sauront-ils les manipuler comme il faut si la porte-parole du gouvernement confesse ne pas être qualifiée ? Peut-on d’ailleurs faire un cours (ou en suivre un) avec un bâillon sur la bouche ?

Hussards noirs en guerre contre l’ignorance, les professeurs ? Ou chair à canon pour remettre l’économie d’un pays en marche ?

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