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Arménie / Azerbaïdjan : quand un conflit en cache d’autres

Le point sur la situation géopolitique dans le Caucase


Arménie / Azerbaïdjan : quand un conflit en cache d’autres
Des Arméniens fuyant le Haut-Karabagh, et des observateurs de l'Europe, Goris, Arménie, 29 septembre 2023 © Vasily Krestyaninov/AP/SIPA

En sommes-nous au début du dénouement ou au début de l’embrasement dans le conflit tenace qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan ?


Poudrière au moins aussi explosive que les Balkans européens, le Caucase est une zone de guerre depuis la plus haute Antiquité, sa position géographique en ayant fait le carrefour de tous les peuples bibliques de l’ancien monde. Religions, ethnies et langues s’y côtoient, gardant farouchement leurs montagnes respectives. Les peuples turcs, perses, caucasiens et iraniens s’y dévisagent. Les musulmans chiites duodécimains, les musulmans sunnites, les yézidis, les zoroastriens, les juifs, les chrétiens orthodoxes géorgiens ou arméniens, se partagent les cultes.

C’est peu dire donc que les rivalités opposant les Arméniens aux Turcs sont anciennes, le précédent du génocide désormais reconnu par la France étant toujours vif dans les esprits un siècle plus tard. Etat ayant adopté le christianisme le plus précocement du fait de la conversion du roi Tiridate IV par saint Grégoire l’Illuminateur, l’Arménie est en dépit de son ancienneté un pays fragile et aux dimensions modestes. À l’image de l’Irlande, l’Arménie compte une diaspora bien plus importante que de nationaux. Présents partout dans le monde, les Arméniens sont nombreux aux Etats-Unis, en France ou en Russie, pouvant d’ailleurs compter sur des célébrités de dimension mondiale. Le cas des Arméniens de Russie est un peu à part, notons d’ailleurs que Sergeï Lavrov lui-même est d’origine arménienne, à l’image de Margarita Simonian, l’actuelle directrice de l’information Russia Today.

Ne pouvant pas compter sur une communauté mondialisée, les Azéris ont néanmoins su utiliser habilement leur entregent et leur rente gazière pour constituer un réseau d’influence efficace en Europe, que la presse française a un temps pu affubler du sobriquet de « diplomatie du caviar ». Longtemps oubliée, la première guerre du Haut-Karabagh (1988-1994) est un conflit s’inscrivant dans le cadre de la chute de l’URSS, qui n’en finit d’ailleurs plus de s’effondrer sur elle-même, charriant des haines immémoriales dans son sillage. Il s’agit d’ailleurs, selon les experts, du premier véritable conflit post-soviétique, le dernier du genre étant l’actuelle guerre d’Ukraine. Causée par le refus de l’entité soviétique d’unifier la RSS d’Arménie au Haut-Karabagh, la première guerre du Haut-Karabagh a duré six ans et s’est conclue par une victoire tactique arménienne à la Pyrrhus. Les réclamations arméniennes autour de ce qui était alors l’oblast du Haut-Karabagh ont pris une vraie ampleur en 1985 lors de la période de la perestroika, conduisant à un vote en faveur de l’unification de cette région autonome à l’Arménie par les leaders du Soviet du Karabagh – boycotté par les Azéris ethniques – en 1988, mettant fin au statu quo ante.

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Le Protocole quadripartite de Bichkek signé le 5 mai 1994 y mit un terme. Il réunissait comme co-signataires le président de l’Assemblée nationale d’Arménie d’alors, son homologue azéri, ainsi que le président de la république autoproclamée du Haut-Karabagh et le représentant russe, qui était le co-président du groupe de Minsk. Les efforts de la médiation de Minsk n’ont jamais abouti à la conclusion d’une paix durable, des escarmouches régulières ayant éprouvé les lignes de contacts au fil des ans. Gaydar Aliyev, ex-président de l’Azerbaïdjan et père de l’actuel président Ilham Alyiev, a toujours nourri l’objectif de reprendre la main sur un territoire considéré comme souverainement azéri. C’est son fils qui a su y parvenir, en multipliant les alliances de revers et en inversant patiemment le rapport de forces entre les deux armées.

La guerre de 2020 a d’ailleurs été d’une grande rapidité, ne durant qu’un peu plus d’un mois au terme duquel Nikol Pachinian a accepté de signer un accord de fin des hostilités sous le contrôle de la Russie. Ilham Aliyev n’a pas eu ces préventions, évoquant de son côté une capitulation qui a permis à l’Azerbaïdjan de récupérer le contrôle de la totalité des districts azéris entourant le Haut-Karabagh d’où les forces arméniennes ont dû se retirer. En contrepartie, et c’est essentiel pour comprendre ce qui va désormais potentiellement se jouer, les Arméniens ont conservé un droit de passage au niveau du corridor de Latchine gardé par des forces d’intermédiation russes mobilisées dans le cadre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), sorte d’OTAN post-soviétique désormais en mort clinique beaucoup plus certaine que le Traité liant les pays de l’Atlantique Nord.

Les clés de la victoire de l’Azerbaïdjan

Revanchards, les Azéris ont retenu les leçons de la première guerre du Haut-Karabagh. Bénéficiant d’importantes ressources naturelles, ce peuple turcique de confession chiite duodécimaine a su d’abord se tourner vers son partenaire naturel, la Turquie. L’arrivée d’Erdogan au pouvoir a d’ailleurs coïncidé avec la montée en puissance de l’Azerbaïdjan qui s’est dotée d’une armée très moderne notamment renforcée de drones d’alliés traditionnels, à l’image de la Turquie bien sûr mais aussi d’Israël qui entretient des relations privilégiées avec un pays qui est lui en butte avec l’Iran. Les ennemis de mes ennemis sont mes amis. En 2016, l’Azerbaïdjan avait acheté pour 4,85 milliards d’armes à Israël, mais avait commencé à acheter des armes à Tel Aviv dès 2011. En outre, depuis 2017, Bakou est en capacité de produire sous licence son propre Orbiter 1K, drone kamikaze qui a fait de considérables dégâts en 2020. L’armée azérie a aussi misé sur la formation de ses troupes et sur des armes conventionnelles, se dotant d’une infanterie et d’une aviation modernes pensées strictement pour la reprise totale du Haut-Karabagh.

Pendant ce temps, de l’aveu même des Arméniens, l’armée arménienne a décliné. Au début des années 90, elle avait manifesté sa supériorité en comptant notamment sur les nombreux Arméniens qui étaient officiers supérieurs dans l’Armée rouge. C’est justement parce qu’elle a trop longtemps compté sur la Russie, juge de paix et grande puissance régionale, que l’Arménie se trouve présentement dans cette situation. Désormais esseulée, Erevan n’a pour allié dans cette région hostile que … l’Iran. La Géorgie est aussi menacée par Moscou et ne peut pour l’heure qu’offrir une liaison terrestre permettant de limiter les effets du blocus économique imposé par le binôme turco-azéri, mais aussi le passage du gazoduc entre Vladikavkaz et Erevan.

L’Azerbaïdjan, pourtant séparé de la Turquie et encadré par l’Arménie et l’Iran, a eu l’habileté de se sortir de son enclavement stratégique en jouant le monde turc au détriment du monde russe. Un choix qui s’est avéré payant. Contrairement à ce qu’avance une diplomatie russe cynique, le Kremlin a accompli le service minimum pour Erevan… tout en jouant habilement des tensions, voire en encourageant en sous-marin des mouvements rebelles au Haut-Karabagh et en les entretenant dans l’illusion d’une victoire. Le résultat est désormais connu : la victoire azérie est totale. De fait, nous assistons à l’exode de tout un peuple jeté sur les routes. C’est déchirant. Certains rejoindront la mère patrie, d’autres la Russie ou l’Europe.

Et maintenant: la paix ou la guerre?

Pour les nationalistes turcs, la chose est entendue : Turquie et Azerbaïdjan forment « une seule nation pour deux Etats ». Expansionniste et impétueux, Erdogan a ces dernières années avancé des pions dans divers territoires autrefois soumis à la tutelle de l’Empire ottoman, à l’image des interventions turques en Libye et en Syrie. L’Azerbaïdjan s’inscrit pleinement dans cette stratégie, comme l’a montré la signature des accords de Choucha de 2021, couvrant des domaines aussi différents que l’énergie, l’éducation ou la défense.

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La Russie de son côté n’a pas mis tout en œuvre pour faire appliquer les accords et ne s’est pas opposée au blocage du corridor par les forces azerbaïdjanaises. On connait le résultat. Ses troupes étaient peu nombreuses, tout juste 2.000 « casques bleus » russes. Ukraine et Russie se disputent d’ailleurs les faveurs de l’Azerbaïdjan qui joue, encore une fois, une partition bien rodée inspirée par la Turquie. Moscou craint le binôme formé par Ankara et Bakou qui bénéficie d’une position géostratégique cruciale pour ses échanges économiques. L’arrivée au pouvoir de Nikol Pachinian en 2018, connu pour sa volonté d’ouverture progressive à l’ouest, a-t-elle servi d’excuse à Moscou pour un désengagement progressif de Moscou dans la région interprété comme une opportunité par Bakou ? C’est une certitude. Erevan vient du reste de ratifier le Traité de Rome, autre pomme de discorde pour Moscou puisque cela signifie théoriquement que Vladimir Poutine pourrait être arrêté s’il se rendait en Arménie afin d’être remis à la Cour pénale internationale (dans les faits, cela n’arriverait pas).

Il était en réalité utile à Moscou d’avoir le Haut-Karabagh dans sa manche. Avec l’évacuation de la région par les civils arméniens, la présence de Moscou n’est plus nécessaire. Robert Ananyan, analyste arménien du conflit l’explique très bien : « Avec la résolution de la question du Haut-Karabagh, Moscou perd son moyen de pression sur l’Azerbaïdjan et l’Arménie ». D’où les parades étonnantes de véhicules blindées avec quelques hommes à leur bord dans une région désormais vide, la Russie souhaitant montrer qu’elle est encore à la manœuvre. C’est vain. Il est absolument certain que les Arméniens du Haut-Karabagh ne reviendront pas risquer leur vie avec pour seule garantie une présence russe qui s’est avérée totalement inefficace, notamment en septembre 2022. Les Russes vont devoir quitter la région et Bakou le leur fera comprendre.

Nous autres Français et Européens jouons sur du velours dans une région éloignée, partagée entre le monde russe et le monde turc. La France, fidèle à ses convictions, a par la voix de Catherine Colonna montré qu’elle se tient prête à aider l’Arménie à assurer sa défense si d’aventure l’Azerbaïdjan souhaitait aller plus loin. Nous allons vendre des systèmes de défense anti-aériens à Erevan en ce sens et veillerons au respect des droits de l’Homme. En l’espèce notre pays a été le seul à adopter une attitude aussi directe sur le sujet. Les procès d’intention en la matière sont injustes. Nous ne pouvons pour l’heure rien faire d’autre. Nous ne pouvions rien faire avant non plus, concernant un territoire azéri au regard du droit international. Il s’agit d’ailleurs d’une configuration très différente de celle qui prévaut aujourd’hui en Ukraine. Ce n’est pas une invasion directe et l’Arménie n’est pas limitrophe de l’Union européenne. Charles Michel a commenté la chose ainsi : « Est-ce que l’Azerbaïdjan est notre partenaire ? Oui. Est-ce que cela signifie que la relation est simple ? Non ». C’est le moins qu’on puisse dire. Que faire alors ? La position française semble la plus équilibrée en ce sens qu’elle veille à prévenir un embrasement tout en garantissant la sécurité arménienne. C’est la position la moins perverse et la plus soucieuse des intérêts bien pensés de toutes les parties, bien qu’il ne semble pour l’heure pas réaliste d’envisager une guerre totale entre les deux pays, les Azéris n’y ayant pas intérêt. La chute de l’URSS continue de produire ses effets et de menacer la paix du monde, singulièrement de l’Europe. La Russie n’est plus en capacité de jouer les gendarmes chez ses anciens vassaux, elle joue désormais la partition de la conquête à nos marches. 



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Gabriel Robin est journaliste rédacteur en chef des pages société de L'Incorrect et essayiste ("Le Non Du Peuple", éditions du Cerf 2019). Il a été collaborateur politique

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