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Affaire Sarah Halimi: les expertises psychiatriques en procès

Mise au point sur les expertises psychiatriques


Affaire Sarah Halimi: les expertises psychiatriques en procès
Rassemblement en hommage à Sarah Halimi, Place de la République (Paris), 5 janvier 2020. © Erez Lichtfeld/SIPA Numéro de reportage: 00938863_000024

Une tribune de Me Oudy Ch. Bloch, avocat au Barreau de Paris


Que l’on estime que les avocats de la famille de Sarah Halimi, dont je m’enorgueillis de faire partie, sont partiaux dans leur prise de parole ou de plume est une objection que l’on nous oppose souvent. Mais elle ne se justifie pas toujours.

Notamment, lorsque l’on soutient contre toute évidence que les trois expertises psychiatriques étaient unanimes et concordantes ou que le déséquilibre de six experts contre un devait nécessairement faire pencher la balance de la justice en faveur de l’abolition. Ces deux affirmations sont fausses.

Les trois expertises n’étaient pas unanimes car la première concluait à une altération du discernement – ce qui impliquait la possibilité d’une mise en accusation de M. Traoré devant la Cour d’Assises de Paris –, la deuxième penchait inversement vers une abolition du discernement avec une psychose chronique, quant à la troisième, elle s’orientait mollement vers une abolition du discernement mais sans psychose chronique. Point d’unanimité donc.

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Quant à la côte de six contre un, elle est à reprendre si l’on retient les interventions révélatrices de deux experts devant la chambre de l’instruction. Le Dr Bensussan, représentant la deuxième expertise, a reconnu à l’audience qu’il s’était trompé sur son diagnostic et se soumettait à l’avis général d’absence de pathologie psychiatrique. Le Dr Guelfi, représentant la troisième expertise, reconnaissait, quant à lui, que M. Traoré pouvait avoir eu des pics de conscience pendant le temps de sa bouffée délirante aigüe sans toutefois en conclure – et l’on s’en étonne encore – que s’il y a conscience, il ne peut pas y avoir abolition du discernement.

Compte tenu de ces divergences entre les experts on ne comprend pas l’affirmation de la Chambre de l’instruction selon laquelle il n’existait pas de doute sur l’existence, chez M. Traoré, au moment des faits, d’un trouble ayant aboli son discernement. 

En outre, quelques semaines après la décision de la chambre de l’instruction, le Dr Coutanceau qui avait conclu à l’abolition – et non à l’altération – du discernement déclarait dans l’Express « On peut défendre les deux conclusions [abolition / altération]. C’est un choix d‘interprétation subjective, plus qu’une question psychiatrique, c’est presque le choix d’une société ». Avions-nous dès lors vraiment six experts contre un ?

Assurément non, sauf si l’on considère les récents changements de position de certains experts. Tout récemment en effet, dans Marianne puis dans le Monde, le Dr Bensussan a une nouvelle fois changé d’avis estimant qu’« il est peu probable que cet épisode délirant reste unique, les études longitudinales prouvant que, dans l’immense majorité des cas, il est une forme de début d’une maladie mentale sévère : trouble schizophrénique ou bipolarité. Son évolution pendant les quatre années d’internement en UMD va dans ce sens ». Et de signer cette tribune avec le troisième collège d’experts qui avaient pourtant eux aussi conclu l’absence de psychose chronique pour M. Traoré.

Cette volte-face est d’autant plus étonnante que depuis leur expertise de 2018, ces experts n’ont a priori pas eu à revoir K. Traoré. Comment peuvent-ils donc affirmer que celui-ci souffrirait depuis lors d’une schizophrénie/bipolarité ? Sur quelles nouvelles expertises se fondent-ils ? Et la conséquence n’est pas neutre puisque M. Traoré ne souffrant apparemment d’aucune psychose chronique quoi qu’on en dise, sa place n’est assurément pas en hôpital psychiatrique. Car la cohérence veut que si l’on ne juge pas les fous – ce sur quoi tout le monde s’accorde – on n’interne pas non plus les sains d’esprit. 

Or, la chambre de l’instruction n’a pas condamné K. Traoré à 20 ans d’internement psychiatrique avec période de sûreté incompressible, mais à une hospitalisation sous contrainte qui n’est encadrée par aucun délai minimum. Et personne ne peut affirmer aujourd’hui qu’il y restera de nombreuses années et moins encore sous contrainte médicamenteuse lourde. Et pour cause, M. Traoré bénéficiait déjà en novembre 2019 d’une fenêtre thérapeutique, c’est-à-dire de l’abaissement significatif de son traitement médicamenteux. 

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Les critiques faites aux expertises sont évidemment justifiées. Non seulement parce que si les juges ne sont pas liés par les expertises, les avocats le sont encore moins. Mais aussi parce que l’explication donnée par certains experts laisse coi. À les entendre, l’action concertée de l’addiction de M. Traoré et la banalisation du cannabis lui interdisait de savoir quels seraient les effets des stupéfiants sur son cerveau, lui qui consommait massivement des drogues depuis 13 ans, avait déjà montré des signes de paranoïa, subi des crises de rage incontrôlée et recherchait, peu avant le crime, une drogue plus forte encore pour se « défoncer ». 

Que dire enfin de l’immanquable parallèle entre d’une part, les circonstances de la mise à mort de Sarah Halimi (les heures passées par K. Traoré à la Mosquée Omar le jour même de son crime, les prières et les aspersions d’eau par un prétendu exorciste, les sourates du Coran récitées, les cris d’Allah ouakbar et de Sheitan) et d’autre part, les incantations en arabe de K. Traoré le doigt pointé vers le ciel (geste traditionnel effectué par les djihadistes qui renvoie pour eux à l’idée du martyr prêt à mourir pour sa cause dans l’instant), pendant son hospitalisation. Ne doit-on y voir que les turpitudes d’un « fou » ?

La médecine n’est pas une science exacte et la psychiatrie encore moins, nous le savons bien. Nous savons aussi que nous avons besoin des éclairages des experts. Nous ne remettons donc en cause ni le principe ni l’intérêt des expertises. Mais dans le dossier de Sarah Halimi, certains éléments objectifs nous font penser que le discernement de M. Traoré n’était pas aboli au moment des faits. Les expertises contradictoires et le principe constant selon lequel le doute ne profite pas à l’accusé en matière d’irresponsabilité pénale auraient justifié un renvoi aux assises. En outre certains épisodes trop rapidement écartés et certains actes d’investigation refusés par les juges d’instruction puis par la chambre de l’instruction ainsi que la tenue d’un procès devant la Cour d’Assises auraient pu clore les débats, lever les incertitudes et éteindre les fantasmes.




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