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Acharnement thérapeutique sur la langue


Bernard Pivot serait-il en passe de devenir le Jean-Pierre Coffe de la langue française ? Moins soupe au lait, sans doute, mais tout aussi anxiogène, l’ancien animateur d’Apostrophes revient en librairie avec un bref ouvrage dont le titre sonne comme un tocsin : 100 expressions à sauver.

La comparaison avec le vitupérant défenseur de la gastronomie française ne plaira peut-être pas à celui qui, en 2006, avait déjà commis un recueil de cent mots à sauver. Mais enfin, c’est bel et bien le rôle qu’il tient désormais, en ces temps où François Bégaudeau réclame dans son Antimanuel de littérature (Bréal, 2008) l’abandon pur et simple d’une orthographe « aristocratique » et de règles de grammaire qui ne servent « plus à rien ». La crainte est grande chez Pivot que la disparition de certaines expressions nuise « à l’exactitude et à la richesse du français ». Il contre-attaque donc.

Louable démarche, qui pose néanmoins un double problème. Le premier, c’est que nos élites elles-mêmes ne respectent plus cette exactitude ni cette richesse. La loi Toubon est tombée en désuétude, et la pub la bafoue dorénavant ouvertement. Les tentatives volontaristes (cf. le « baladeur » destiné à remplacer le « walkman »… et depuis balayé par l’aï-pôd) sont, elles aussi, restées lettre morte. Notre classe politique ne montre pas davantage l’exemple : jamais elle n’a parlé un français aussi médiocre. Aussi pauvre. Aussi approximatif. Vocabulaire réduit, grammaire fantaisiste, syntaxe naufragée : nos élus font peine à entendre. A l’Eurovision, cette année, nous concourûmes avec une chanson anglaise. Bernard Kouchner, hier au Kosovo, aujourd’hui à l’ONU, parle anglais. Les dirigeants de nos grands groupes (Alcatel, EADS, et même la sacro-sainte Régie) ont imposé le même choix à leurs cadres. Le second problème… eh bien ! ce sont les Français eux-mêmes. Car tout autant que la nation, la langue est un référendum quotidien – et le ballottage n’est guère favorable aux puristes. Doit-on, de surcroît, s’appesantir sur les ravages, chez les moins de 25 ans, du dialecte sms-msn ?

Si le bref ouvrage de Pivot n’a pas la « richesse » des sommes de Claude Duneton (qu’il cite tout de même), peut-être nous aidera-t-il, aveugles que nous sommes au désastre, à en mesurer l’étendue. Car, à dire vrai, ces cent expressions à sauver nous semblaient assez familières. On ne les aurait pas dites menacées. Qu’on en juge : fagoté comme l’as de pique (mal habillé), avoir le béguin (être amoureux), blague à part (sérieusement), à toute bringue (rapidement), fort de café (inadmissible), rabattre le caquet (faire taire), passer à la casserole (coucher), en tenir une couche (être bête), ne pas être une flèche (idem), en deux coups de cuillère à pot (rapidement), fille de joie (prostituée), sortir de ses gonds (s’énerver), la fin des haricots (tout est perdu), pas tes oignons (indiscret), payer rubis sur l’ongle (comptant), être sainte Nitouche (fausse vertueuse). Sont-ce là, vraiment, des expressions en passe de tomber dans l’oubli ?

Certaines, il est vrai, méritaient d’être exhumées : s’attarder aux bagatelles de la porte (préliminaires), faire à quelqu’un une conduite de Grenoble (expulser sans ménagement), jouer du manicordion (être adultère), chanter pouilles (récriminer), être dans les vignes du Seigneur (ivre) ou faire querelle d’Allemand. Mais, en plus d’un plat, fallait-il en faire tout un livre ?

Car Bernard Pivot a une ambition : que le lecteur imite ces lycéens qui, lors d’une conférence, lui promirent de « les glisser le plus souvent possible dans leurs dissertations ». Ce qui pose – c’est, véritablement, à yoyoter de la touffe ! – un troisième problème, et un problème pratique : comment utiliser les plus rares sans être ridiculement précieux puisque, à suivre Pivot, seuls les vieux et les érudits en savent encore le sens ? Imaginez-vous, franchement, vous fendre d’un allez vous faire lanlaire à des zyva du 9-3 ? Ou sur les quais de Loire, après une pétanque entre bobos, proposer de plier les gaules ? Ou bien encore demander à un trader de la Défense s’il a mangé la grenouille ? Moi, pas. La vérité, la triste vérité, relève de la chronique de la Françamérique : les Français choisissent leur langage comme leur culture. Qui, dès lors, pourra empêcher notre belle langue, malmenée par ses propres locuteurs, de boire son bouillon de onze heures (expression à sauver n°13) ?

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David Martin-Castelnau est grand reporter, auteur des "Francophobes" (Fayard, 2002).

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