Brexit: tenants et aboutissants d’une bombe à fragmentation


Brexit: tenants et aboutissants d’une bombe à fragmentation
Des partisans du maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne (Photo : SIPA.AP21913876_000023)
Des partisans du maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne (Photo : SIPA.AP21913876_000023)

 

Exit Cameron… supplanté par Johnson ?

Le Premier ministre, David Cameron, s’en va. Ayant initié ce référendum et s’étant identifié complètement avec la cause du « in », il a annoncé sa démission qui sera effective dès l’élection d’un nouveau leader du parti conservateur – au plus tard pour le début du mois d’octobre. Cameron laissera la réputation d’un dirigeant énergique et résolu qui a fait un très mauvais calcul en misant sa carrière sur le résultat d’un référendum. Celui qui était probablement le leader le plus courageux de l’Europe est désormais réduit à l’état de fantôme dans sa résidence officielle du 10 Downing Street. Sa carrière d’homme politique, jusqu’ici brillante, a été sacrifiée, tandis qu’à travers l’Union européenne d’autres leaders, immobilistes, restent en place. C’est l’ironie du sort. De notre sort à tous.

Pourquoi ne part-il pas tout de suite ? Parce qu’il faut une période de stabilité qui permettra au parti conservateur de lui trouver un successeur. Les « Brexiteers » conservateurs, comme Boris Johnson et Michael Gove, ne sont pas aussi pressés de prendre le pouvoir qu’on le penserait. D’abord, ils n’ont pas de grand dessein et ne savent pas encore comment exploiter une victoire qui les a surpris les premiers. Ensuite, le résultat du référendum n’est pas contraignant pour le Parlement, seulement pour le gouvernement de David Cameron. Pour ceux qui souhaitent un vrai Brexit, il faut donc qu’il y ait une transition la plus harmonieuse possible.

Le successeur le plus probable en ce moment, c’est Boris Johnson, perçu comme le vainqueur du référendum et très populaire auprès d’une partie de l’électorat. S’il n’a pas l’envergure d’un homme d’Etat ni les capacités de négociateur requises par le processus de sortie de l’UE, il apporte d’autres qualités. Car parmi les Brexiters, on peut discerner grosso modo deux courants. Le premier, représenté par Nigel Farage, le leader de UKIP, est plus dur dans sa rhétorique anti-immigration et plus jusqu’au-boutiste dans sa volonté de couper le plus de ponts possibles avec l’UE. Le second courant, plus « soft », plus conciliateur, et plus réaliste, est incarné par Johnson. Celui-ci pourrait donc jouer le rôle d’une figure de proue rassurante le temps de trouver un arrangement raisonnable avec l’UE.

C’est quoi, un Brexit ?

Personne ne sait. Pas même ses partisans. Les liens juridiques, politiques et commerciaux entre le Royaume-Uni et l’Union européenne sont si nombreux et si complexes qu’il est impossible de les sectionner ou de les réorganiser d’un seul coup. Impossible sur le plan purement administratif, mais aussi au vu des risques économiques et autres qui résulteraient d’une action trop précipitée. Le Royaume-Uni aura à trouver un statut encore plus excentré par rapport à l’UE que sa position actuelle. Pendant la campagne du référendum, on a beaucoup glosé sur le statut de la Norvège ou de la Suisse, statut qui ne conviendrait guère à un pays aussi puissant que le Royaume-Uni. Pour être membre du club européen et bénéficier d’un accès complet à son marché, il faut payer ses cotisations et accepter la libre circulation des personnes. Pourtant, les Brexiteers se prétendent contre la contribution au budget européen et contre l’immigration. Casse-tête !

Pourquoi ce référendum ?

Si ce référendum a conduit à un tel casse-tête et brisé sa carrière, pourquoi David Cameron l’a-t-il organisé ? Parce que, après les différents référendums bâclés ou non tenus en Europe entre 2005 et 2009, autour de la constitution européenne et du traité de Lisbonne, la pression pour un référendum sur l’UE n’a cessé de monter au Royaume-Uni. Cameron a voulu résoudre le problème d’un seul coup. Et bien entendu, il a organisé ce référendum parce qu’il était sûr de le gagner, comme il avait « gagné » le référendum sur l’indépendance écossaise en 2014 et remporté les élections générales en mai 2015. Cependant, ce qui empire les choses, c’est que la question posée – une simple alternative in/out – constitue un leurre total. Il y a en réalité une multiplicité vertigineuse de positions vis-à-vis de l’UE que le Royaume-Uni peut adopter, et personne n’a été consulté sur ces différentes options. Ce sera au Parlement britannique d’interpréter le résultat du référendum, car ce même Parlement reste absolument souverain concernant toute décision portant sur la constitution du pays, comme sur beaucoup d’autres questions…

Et l’économie ?

Là encore, personne ne sait. Les premières réactions des marchés autour du monde sont pour le moins très négatives. Le grand problème, sous sa forme la plus concise, est le suivant : s’agira-t-il de quelques fortes turbulences de transition qui vont progressivement se dissiper ou de quelque chose de plus inquiétant, de plus ravageur, de plus durable ? Déjà, nous avons vu des pertes massives en termes de capitalisation boursière, tandis que certaines entreprises, comme Airbus, repensent leur stratégie au Royaume-Uni. Nous sommes obligés d’envisager la possibilité d’un appauvrissement progressif d’une économie dont les niveaux d’emploi et de croissance avaient rebondi mieux après la crise que ceux des autres grandes nations de l’Europe. Il se peut que l’impact immédiat sur l’économie ait l’effet de dégriser les Brexiteers et leurs supporteurs, et de les rendre plus prudents dans leurs exigences vis-à-vis de l’Europe.

Ci-gît le Royaume-Uni ?

Tandis qu’on joue à la roulette avec l’économie, le risque le plus visible nous attend sur le terrain miné de la constitution. Le Royaume-Uni, tel que nous l’avons connu, risque de muter ou même d’éclater. La volonté d’indépendance des Écossais est maintenant encore plus forte que dans le passé récent. Ils sont prêts à quitter l’union avec l’Angleterre pour pouvoir rester dans l’Union européenne. C’est une question d’identité et d’autonomie. Les Écossais ont voté massivement pour le « in » : pourquoi laisseraient-ils les Anglais décider à leur place de leur appartenance à l’UE ? Leur Première ministre, Nicola Sturgeon, habile et déterminée, utilisera tous les moyens constitutionnels pour forcer une séparation Écosse/Angleterre si le gouvernement britannique force une séparation UK/UE.

Moralement et intellectuellement, l’argumentation écossaise est irréprochable. La logique même des référendums, celle qui a apporté la réponse du 23 juin, conforte la position des Écossais qui ont voté à 62% contre 38% pour le « in ». Ils peuvent prétendre que le résultat négatif du référendum au sujet de leur propre indépendance en 2014 est remis en cause par ce nouveau plébiscite. Ensuite, il y a le droit constitutionnel. A une étape ou une autre du processus par lequel le Royaume-Uni tentera de sortir de l’UE, le Parlement écossais sera appelé à ratifier le rapatriement de certains pouvoirs vers la Grande-Bretagne ou à adapter des lois européennes déjà inscrites dans son propre système juridique qui est distinct de celui de l’Angleterre. Les Écossais pourront mettre des bâtons dans les roues si leur désir d’indépendance n’est pas respecté. Les Anglais — les habitants de l’Angleterre — auront un choix : sortir de l’UE et du Royaume-Uni, qui cessera d’exister, ou rester dans les deux. Les Anglais qui ont voté la semaine dernière ne savaient pas que c’était effectivement ce choix-là qui leur était présenté.

Dans l’Irlande du Nord, comme en Écosse, c’est le vote pour le « in » qui a dominé (à presque 56%). La sortie de l’UE rouvre la porte aux aspirations de la population catholique à une réunion avec la République irlandaise au sud. Le processus de paix, toujours assez précaire, risque d’être fragilisé encore plus.

« Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive »

Ce que le Christ a dit de lui-même pourrait s’appliquer à ce référendum : « Je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère. » Affirmer que le pays est désormais profondément divisé constituerait une litote presque comique. À la division entre l’Angleterre et le Pays de Galles, d’un côté, et l’Écosse et l’Irlande du Nord, de l’autre, s’ajoute celle entre Londres, majoritairement « in », et le reste de l’Angleterre, majoritairement « out ». Encouragé par Nicola Sturgeon et une pétition populaire, Sadiq Khan, le nouveau maire, chercherait déjà un nouveau statut pour Londres, celui d’une cité-Etat, lui permettant de rester dans l’UE. Une telle démarche n’aboutira probablement à rien, mais elle n’arrange pas l’esprit d’unité nationale. Une division qui est loin d’être la moins tragique, c’est celle entre les jeunes et les vieux. Les personnes entre 18 et 24 ans ayant voté l’ont fait à 73% pour rester dans l’UE. On trouve maintenant sur les médias sociaux de nombreux messages de jeunes accusant leurs propres parents et grands-parents de les avoir trahis en sacrifiant leur avenir dans un monde de plus en plus concurrentiel. Finalement, les mois qui ont précédé le référendum ont été marqués par les expressions de colère dramatiques des partisans du Brexit ; y succèdent maintenant, de plus en plus nombreux, les cris de rage et de récrimination des partisans du « in » qui accusent les hommes politiques pro-Brexit d’avoir menti et leurs supporteurs d’avoir fait preuve d’une naïveté irresponsable. Et après tout, avec un vote à 51,89% contre 48,11%, on peut dire que le pays est scindé en deux.

Farces et attrape-nigauds

N’est-il pas vrai, quand même, que le vote pour le Brexit constitue un formidable coup de pied dans le derrière des élites politiques et des classes les plus favorisés, le pied en question étant celui des couches les moins favorisées de la population ? En fait, pour expliquer le vote, les niveaux de revenu ne semblent pas plus importants que la géographie ou l’âge. Et puis, ce sont les plus pauvres qui risquent de souffrir les premiers des turbulences économiques — qu’elles soient de courte ou de longue durée — et des effets de tout couac qui surviendrait au cours du processus de négociation.

Pourtant, le plus grave de tout, c’est que la campagne n’a permis en rien une appréciation claire et sereine des enjeux, surtout pour les personnes ayant moins d’éducation et moins d’opportunités pour s’informer. Au fil des mois, la campagne pour le « in » s’est focalisée sur des messages anxiogènes qui ont aliéné beaucoup de personnes indécises en leur donnant l’impression que le gouvernement et ses experts ne cherchaient qu’à leur faire peur et à les brusquer. De manière parallèle, la campagne pour le « out » s’est engagée trop souvent dans une véritable entreprise de désinformation, citant de faux chiffres, brandissant la menace d’une adhésion imminente de la Turquie à l’UE, ou accusant le gouvernement français de vouloir punir le Royaume-Uni en cas de Brexit. J’ai personnellement entre les mains un dépliant « Vote Leave » qui, entre autres merveilles, promet des économies budgétaires immédiates de 190 milliards de livres et, pour les ménages, une réduction de 20% sur les prix des produits alimentaires.

Beaucoup de gens ont donc glissé leur bulletin dans l’urne sans vraiment savoir ce sur quoi ils étaient en train de voter. Le jour du résultat, Google Trends a révélé les sujets les plus fréquemment entrés sur le fameux moteur de recherche. En première position : « Qu’est-ce que cela veut dire que de quitter l’UE ? » Logique — on veut savoir plus précisément quelles seront les conséquences de ce qu’on vient de décider. En deuxième position : « Qu’est-ce que l’UE ? » Ce serait comique, si ce n’était pas tragique pour le destin de tout un pays. Les services électoraux font état de demandes de la part de citoyens qui chercheraient à changer le sens de leur vote de jeudi dernier. Trop tard.

Déjà, les fortes têtes du Brexit commencent à rétropédaler sur leurs promesses données ou suggérées. Nigel Farage : non, en fait on ne va pas pouvoir transférer les 350 millions de livres du budget pour l’UE vers le budget du système de santé national ; Daniel Hannan, député européen et ennemi très éloquent de l’UE : non, en fait on ne va pas pouvoir limiter l’arrivée au Royaume-Uni des ouvriers venant de l’UE. Qui est le dindon de cette farce ? Les personnes qui ont voté pour le « out » sans savoir pourquoi ? Ou les politiques anti-UE eux-mêmes, qui ont créé des attentes auprès du public qu’ils ne pourront jamais satisfaire ?

Internet m’a tuer

La campagne pour le « in » a commencé avec une avance confortable dans les sondages, avance qui s’est effritée progressivement jusqu’au sursaut final en faveur du Brexit que les sondages n’avaient même pas enregistré. En revanche, les organisateurs de la campagne pour le « out » ont joué de main de maître, surtout sur les médias sociaux. Des messages exprimant la colère ou l’insatisfaction se répandent plus vite que d’autres via ces outils. Dans la mesure où ce type de message constituait la matière première de la campagne pour le Brexit sur Internet, la prolifération des « partages » a créé l’impression d’un raz de marée en faveur du « out », ce qui a fortifié encore plus la crédibilité des Brexiteers. En outre, on pourrait croire que les médias sociaux constituent un univers démocratique, mais c’est surtout un domaine où la parole d’expert et la légitimité politique ont le plus grand mal à pénétrer et à exister. C’est justement ici que tous les arguments raisonnés des grands spécialistes (les voix de la Banque d’Angleterre, de The Economist, du Financial Times), des grands noms (Barack Obama, Stephen Hawking), et même des people (David Beckham, J. K. Rowling, la créatrice de Harry Potter), ont échoué.

Des leçons pour la France ?

Non seulement il y en a moins que vous ne pensez, mais ce ne sont probablement pas celles que vous supposez. Beaucoup de nos amis français semblent très contents du résultat de ce référendum. Ils pensent que le départ du Royaume-Uni apportera le choc qui sortira l’UE de son état apparemment sclérosé et la poussera vers un autre avatar, plus agile et plus adapté aux vrais besoins de ses états membres. Il y a deux hics. D’abord, vous venez de perdre (si je peux me permettre) le seul pays partenaire capable d’être une vraie force de propositions à la hauteur des circonstances. Deuxièmement, vous sous-estimez les conséquences possibles de la sortie pour l’économie et la stabilité du Royaume-Uni, conséquences qui auront des rebondissements sur votre propre économie et sur celles des autres pays de l’UE.

Mais le danger le plus subtile et le plus pervers, c’est celui qui consiste à vouloir jouer les Philippe Égalité. Oui, dit-on, c’est formidable, ce sursaut de populisme, c’est exactement ce dont notre système avait besoin pour se renouveler ! Chacun se croit malin, chacun se croit capable d’exploiter la colère de certaines couches de la population — pour évincer ses propres rivaux, pour se donner un « look » de tribun du peuple, pour se mettre à la tête d’une armée rebelle. Ceux qui libèrent ce génie-là trouve trop souvent cette énergie destructrice impossible à canaliser. Ils finissent comme Philippe Égalité, ce cousin du roi, ce régicide, qui a péri lui-même sur la guillotine. J’ai moi-même vu de près cette rage populaire, chauffée surtout par la transformation sociale provoquée par les nouvelles technologies, et je vous dis ceci : c’est la bête la plus sinistre que j’ai jamais entr’aperçue. C’est un animal prêt à se faire du mal à lui-même — « self-harm », « automutilation », selon le mot du futur ex-Premier ministre, David Cameron — plutôt que d’écouter un instant le moindre de vos raisonnements, de vos arguments, de vos principes, de vos idéaux.

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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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