
J’ai une manie : je tourne toujours les pages d’un livre avant de le lire. Lorsqu’il ne s’agit pas d’un roman, je regarde la fin. L’ouvrage de Stéphane Barsacq n’étant pas un roman mais une suite de courts chapitres réunis par la réjouissance – titre qu’il donne à son ouvrage – je n’ai pu résister à cette manie. Et j’ai découvert que La Réjouissance, confession déguisée de l’auteur, a été imprimé par Grafiche Veneziane à Venise, « non loin des tombes, est-il précisé, de Serge Diaghilev, Igor Stravinsky et Ezra Pound », c’est-à-dire non loin du cimetière de San Michele, où je me suis souvent perdu l’hiver quand la brume enveloppait les cyprès. Le silence n’y est pas le même : il est si profond qu’il rappelle le tragique de la condition humaine. Cette impression à Venise n’est donc pas le fruit du hasard.
Douleur et joie
Stéphane Barsacq souligne, lors de cette promenade à laquelle il nous convie, promenade dans les allées de l’Esprit éclairée par la Beauté, que le sentiment de la tragédie accable certes le monde mais qu’il doit être combattu avec l’aide d’une force de résistance : la joie au fond du cœur. Son ouvrage est un hymne à la joie. Et il est suffisamment puissant pour tenir en respect les discours nihilistes qui ne cessent de se développer. Ses contre-exemples obligent à nous tenir debout et non vacillants, voire couchés. Les écrivains, philosophes, historiens ou penseurs qu’il évoque, avec intelligence et originalité, parfois avec émotion – certains comptèrent parmi ses amis – nous donnent l’élan vital pour chasser les idées noires insufflées par la société qui s’évertue à nous rendre dépressif tout en affirmant le contraire. Il faudrait presque s’excuser d’être né, le cœur nourri par la joie.
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L’ouvrage de Barsacq fait donc du bien et renvoie la rentrée littéraire à la poussière des siècles. La leçon, une fois l’ouvrage refermé, pourrait se résumer ainsi : il s’agit d’avoir beaucoup souffert, beaucoup enduré de peines « pour éprouver l’improbable de la joie retrouvée. » En d’autres termes, la joie ne peut s’éprouver qu’après la douleur. Une vie faite uniquement de joie ne peut savoir ce qu’est la réjouissance. La société qui nous vend du bonheur au quotidien nous ment, pour notre plus grand malheur. Barsacq cite Vladimir Jankélévitch qui évoque cette joie printanière qui « envahit l’homme congelé par le long hiver du remords ». « La réouverture de l’horizon, c’est-à-dire de l’avenir, de l’espérance, précise le philosophe, déverrouille notre désespoir stationnaire. » Et même les plus pessimistes devraient, à l’instar de Pascal, parier sur la joie. Ils ne risquent rien de le faire, sinon de retrouver le visage de l’enfance, l’été.
Portraits lumineux
Parmi la galerie de portraits que propose Barsacq, il faut avant tout retenir celui de son ami Lucien Jerphagnon qui se qualifiait lui-même de « barbouze de l’antiquité ». L’homme a connu la déportation, et compris le sens du mot sacrifice. Il est parvenu à surmonter les épreuves, il s’est élevé au-dessus d’elles par l’esprit, sans dogmatisme aucun, ne faisant confiance en définitive qu’à la solidarité entre les hommes de bonne volonté réunis autour des mêmes interrogations : sur l’amour, sur la mort et sur Dieu. Il revenait sans cesse, lorsque la nuit ressemblait à celle de Goya, entendant le cliquetis des spectres, au rire de son enfance. Barsacq évoque également Edmond Jabès qu’il a connu et aimé. Lui aussi fut toujours guidé par l’esprit d’enfance. Il nous invite à lire Le livre des Questions qu’il a découvert en Terminale. « Un livre où Jabès parle beaucoup de judaïsme, même s’il importe assez peu qu’on soit Juif pour le lire : le mot juif désigne l’image de ce que chacun est, même s’il ne le sait pas, quoiqu’il le vive : un errant sur le chemin des vérités écartelées. » Jabès est mort un 2 janvier. De quoi penser à lui au moment où s’ouvre devant nous une nouvelle page incertaine à écrire ; de quoi « lui dire merci d’avoir laissé le temps ouvert, d’avoir pris sa part avec amour. » Le livre de Barsacq ne cesse de nous apporter la fraîcheur qui nous manque tant aujourd’hui. Il cite encore Dante, Yves Bonnefoy – échange abyssal avec lui à Montmartre – André Suarès, Rimbaud, Cioran, et tant d’autres. Sans oublier les larmes de Mme Jankélévitch, entendant la voix de son défunt mari. Il raconte aussi que la tombe de l’immortelle Jacqueline de Romilly est introuvable, puisque qu’elle est inscrite sous son nom de jeune fille : Jacqueline David. Barsacq, à son propos, écrit, ce qui pourrait résumer la leçon de son ouvrage : « Aristocrate de cœur, ‘’Jacqueline de Romilly’’ ne sera telle à jamais que dans ses livres, et rien que dans ses livres. »
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Dans son introduction – et c’est pour cela que j’ai parlé de confession – Barsacq révèle qu’il a failli mourir d’une méningite. Durant plusieurs années, il a dû vivre en retrait du monde. « Quelques-uns m’ont donné pour mort, avoue-t-il, et ont pensé s’en réjouir. J’ai eu à subir l’iniquité. » Ce qui l’a sauvé, c’est la lecture et la pratique de l’écriture. Comme Antigone, il a appris à dire : non ! Les grands auteurs, ceux avec lesquels on se sent contemporain, et qu’on révère, ont su fortifier sa Joie. Nous avons tous les nôtres. Leurs livres sont là, à portée de regard. Ils chassent les oiseaux de malheur.
Stéphane Barsacq, La Réjouissance, Éditions de Corlevour. 192 pages
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