Dans une biographie consacrée à François Nourissier (1927-2011), pape florentin de l’édition aux éditions Le cherche midi, l’historien François Chaubet nous invite à un voyage au cœur des lettres françaises…

C’était donc ça, le pays imaginaire des éditeurs et des prix d’automne, de l’influence de la critique à l’arithmétique des jurys, des puissantes rédactions de « News magazine » aux Académies nourricières. Du manuscrit à la dotation, il y avait un « seul » homme, architecte neurasthénique, lecteur aussi avide que désespéré, barbe blanche et grisaille permanente, moteur du Goncourt et inlassable manouvrier de Grasset, derrière cette machinerie des livres. Un peu vaine et qui, cependant, mobilisa tant de connivences, d’amertumes et de talents durant la deuxième moitié du XXème siècle. Il fallait voir ça au moins une fois dans sa vie, vivre les intenses tractations de l’été avant la distribution de novembre, les combinazione, les coulisses, les passations de contrat, les jalousies entre maisons, les fausses valeurs et les vrais écrivains au coude-à-coude, l’esprit boutiquier au service de la littérature. Balzac en mondovision. Un homme maîtrisait à la perfection cette grammaire des égos. Un homme de pouvoir, touché par la maladie, longtemps considéré comme le grand manitou des rentrées, faiseur de prix et déclencheur de vocations, aujourd’hui totalement oublié. On le voyait chez Pivot à côté de Jean d’O ou d’Hergé et au premier étage du Drouant rue Gaillon sous une nuée de photographes, à Trente Millions d’amis et dans les colonnes du Figaro Magazine, Ardisson lui réservait une table de choix le samedi soir. L’édition a changé. Plus éphémère, plus brutale aussi, soumise à la concurrence d’autres sources de « distraction » et à une certaine indifférence. Elle ne fait plus recette. Les bibliothèques ont disparu des intérieurs bourgeois. Même si le livre résiste quelque peu dans notre pays par habitude, il n’a plus l’aura, l’éclat et le ressac du passé. François Nourissier était le dépositaire de cette vieille fille qui avait le charme des veuves anglaises de guerre à ombrelles et à voilettes. Sous son règne, la vieille dame perdue dans son cottage avait encore du ressort et des secrets à nous dire.
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Aux éditions Le cherche midi, François Chaubet s’est lancé dans une sérieuse biographie qui éclaire ce personnage jadis central des lettres françaises à travers son parcours professionnel et surtout ses livres. L’historien a le désir de percer le mystère de cet écrivain compliqué, oscillant entre la détestation de lui-même et porté par de hautes ambitions créatrices. Un personnage impénétrable, honni par certains, à la fois grenouillant dans la mare aux livres et jamais dupe de son propre manège. Dans son entreprise de réhabilitation, Chaubet veut sauver le « soldat » Nourissier de l’oubli. Que l’on ne garde pas seulement en mémoire cette image de commandeur des lettres aux méthodes florentines. Nourissier a incarné les dérives d’un système où la tractation et le « lobbying » étaient érigés en art de la conquête commerciale. C’est oublier que le livre demeure un produit intellectuel et marchand, cette dualité-là implique des accommodements avec la vérité. « Mais qu’advient-il de son œuvre, dissimulée au fil des ans derrière ce profil exclusif d’un homme de pur pouvoir ? » se demande l’historien, dès le préambule. Nourissier a tout fait pour rendre cette tâche ardue tant par son caractère sombre que par ses manières « grand siècle ». Nourissier avait une très haute estime de la littérature et du dénigrement de soi. Chaubet remonte le fil de cette enfance gênée en mal d’amour, le garçon a perdu tôt son père dans un cinéma, la défaite de 40, les lectures intensives et enfin la découverte d’un idéal : écrire. Il écrira beaucoup dans les journaux entre des mariages ratés et des achats compulsifs de belles demeures. Chez Nourissier, la réussite professionnelle cache maladroitement un désarroi profond. La défaite intérieure l’emporte sur le brio extérieur. Bernard Frank a écrit: « Nourissier, c’est une nature malheureuse » lors de la parution de La Crève. Chaubet nous invite à (re)lire Un petit bourgeois ou Le Musée de l’Homme, il le défend avec conviction et loue son style : « Mais quel gouffre entre son art ciselé, tremblé mais distillé (style, rythme, accélérations et ralentissements) et celui de certains auteurs contemporains (é)perdus dans leur narcissisme victimaire sans filtre, où l’univers de surcroît, n’est plus que le reflet d’eux-mêmes ». Chaubert a du souffle pour rameuter de nouveaux lecteurs tentés par l’expérience d’une écriture abrasive. Cette biographie vaut aussi pour l’atmosphère d’époque, elle nous révèle jusqu’aux détails chiffrés des avances et des pourcentages de vente et revient sur les amitiés sincères et durables avec Christine de Rivoyre, Edmonde Charles-Roux, Michel Déon ou Jacques Chessex. Souvent rattaché, par facilité, à la galaxie des Hussards, il partageait avec Nimier la même exigence littéraire, il fut notamment coopté par Chardonne et Morand, il dirigea la rédaction de La Parisienne sous la tutelle de Jacques Laurent, Nourissier était assez éloigné politiquement d’eux sur les questions de décolonisation. Mendésiste de cœur, puis chiraquien de « raison », compagnon de route d’Aragon et fidèle de Pauwels, ancien « pauvre » devenu « riche », sa trajectoire n’a rien de linéaire. « Je voudrais mourir sans qu’on m’accuse d’être un homme de droite » déclara-t-il dans Bouillon de culture en avril 2000.
François Nourissier – Au cœur des lettres françaises de François Chaubet – le cherche midi 368 pages
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