Accueil Monde « Si la violence prend le dessus en Colombie, cela va encore favoriser les extrêmes »

« Si la violence prend le dessus en Colombie, cela va encore favoriser les extrêmes »

Entretien avec Fidel Cano, directeur du quotidien "El Espectador"


« Si la violence prend le dessus en Colombie, cela va encore favoriser les extrêmes »
Une manifestante prenant part aux grandes manifestations contre le gouvernement colombien, à Bogota, Colombie, le 2 juin 2021 © Fernando Vergara/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22572552_000009

En Colombie, des rafales de mesures sanitaires ont frappé de plein fouet les classes basses et moyennes, livrées à elles-mêmes pour remplir leur frigo et payer leurs factures (1). Depuis plus d’un mois, des vagues de manifestations secouent Cali, Bogotá, Medellín et autres grandes villes du pays. Suite à une réponse du gouvernement pour le moins musclée, le bilan des morts et des blessés par balles, arrestations arbitraires, abus sexuels de policiers sur des jeunes femmes, disparitions de manifestants s’alourdit de jour en jour. Dans le même temps, les négociations entre le gouvernement d’Ivan Duque et le « comité de grève » n’avancent pas. Y’a-t-il un espoir au bout du tunnel ? Pour y voir plus clair, Fidel Cano, directeur du remarquable El Espectador, le plus ancien journal colombien, répond à nos questions. À vous Bogotá!


Causeur. Les manifestations ont commencé le 28 avril. D’où viennent-elles ? 

Fidel Cano Correa. Il y a une accumulation de désespoir qui a été masquée par la pandémie. Les commerces ont été très affectés par les mesures sanitaires. Le secteur du travail informel étant très important en Colombie, les gens ayant des commerces ambulants ont été très touchés car il n’y avait presque plus personne dehors avec qui commercer. Le système d’aide économique mis en place par le gouvernement n’a pas été très ambitieux. En comparaison du reste du monde, cette aide a été réduite au minimum! La situation économique et sociale a donc très fortement empiré pendant la pandémie. Des commerçants ayant perdu leur commerce ont commencé à souffrir littéralement de famine. Et le 15 avril, le gouvernement a présenté en plus une réforme fiscale taxant fortement ceux qui gagnent à peine plus que le salaire minimum et les classes moyennes. Cette réforme a donc été le grand déclencheur des manifestations qui durent depuis plus d’un mois. Il faut souligner qu’elle n’a été faite sur consultation de personne, qu’il n’y a eu aucune négociation avant qu’elle soit présentée au Congrès pour être adoptée. Voilà d’où vient ce mouvement, qui est beaucoup porté par les jeunes mais aussi par les femmes. Suite au confinement des restaurants et aux fermetures des écoles, elles ont été encore plus touchées que les hommes par le chômage, et plus frappées par la crise alimentaire
qui s’ensuit.

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Quelle a été la réaction du gouvernement d’Ivan Duque suite aux premières manifestations ? 

Il a retiré sa réforme mais ça n’a pas suffit à calmer les manifestations, qui étaient, il faut le souligner, réellement massives et réellement pacifiques. Autour, des groupes ont ensuite tenté de créer du chaos à travers du vandalisme. Le gouvernement s’est donc concentré sur ces actes de violence, sa réaction a été de traiter les manifestations comme un problème d’ordre public et non pas comme un mouvement de protestation sociale. Il a eu une réaction quasiment militaire, ce qui a conduit à des abus policiers, l’ambiance s’est détériorée. En face, il y a des forces telles que des activistes plus ou moins liés aux FARC ou à l’ENL (2) qui essayent de générer du chaos pour profiter de la situation, ce qui a encore plus encouragé le gouvernement dans sa réponse militaire. Désormais, il a déployé l’armée dans Cali et dans d’autres grandes villes. Tandis que les manifestations pacifiques continuent le jour, il y a de la violence la nuit. 

Les revendications des manifestants portent sur l’éducation, la santé, l’emploi évidemment, les inégalités, la corruption etc. Le gouvernement en a-t-il pris conscience ? 

Il a entamé des négociations avec le comité de grève, mais elles viennent d’être suspendues. Tandis que le gouvernement exige qu’il n’y ait plus de blocages pour négocier, le comité souhaite la fin des violences policières. Il y a aussi un problème de représentativité de ce comité car les revendications des manifestations sont beaucoup plus larges que celles du comité. Par exemple, beaucoup de manifestants souhaitent la réouverture des collèges, fermés par le gouvernement depuis des mois en raison de la pandémie. Par ailleurs, une partie des manifestants souhaite la fin des blocages car il y a désormais d’autres moyens de se faire entendre. Le secteur des transports par exemple, qui est très affecté par les blocages, souhaite qu’ils soient levés. En revanche, les indigènes de la région du Cauca par exemple, utilisent les blocages pour demander la levée de la militarisation de leurs terres. Mais d’une façon générale, le gouvernement donne l’impression de vouloir gagner du temps et de miser sur l’usure du mouvement. Cela rappelle un peu la tactique du même gouvernement d’Ivan Duque face au mouvement social de 2019. Il a ouvert un « grand dialogue national » qui s’est concrétisé par une quantité de réunions au Palais Nariño (3) où il a évacué les sujets les uns après les autres. Il a fait des annonces pour calmer le mouvement qui n’ont pas été suivies d’effets. C’est par exemple le cas au sujet de la gratuité de l’éducation publique ou de l’université publique, qui a été annoncée par le gouvernement sans que rien ne s’ensuive. De plus, ce gouvernement donne l’impression de ne pas négocier mais de faire ce dont il a envie.

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Il y a cinq ans, les Colombiens étaient assez divisés au sujet de la paix avec les Farc, notamment un peu avant le référendum d’octobre 2016. Aujourd’hui, ils semblent unis dans ce mouvement social…

Oh non, nous sommes tout aussi divisés (rires)! Le traité de paix avec les Farc ne fait pas partie des revendications mais il fait partie du débat. Dans les manifestations on en parle, on aimerait qu’il avance pour en terminer avec les violences qui continuent dans certaines zones rurales. Le gouvernement d’Ivan Duque n’avance pas dans la mise en œuvre de l’accord de paix qui a été trouvé à l’époque. Il estime que celui-ci est trop favorable aux Farc et a donc mis des bâtons dans les roues au système de « justice transitionnelle » (4). Dans l’accord de paix avec les Farc, des sièges avaient été réservés aux représentants de la paix à la chambre des représentants (5). Le gouvernement actuel les a supprimés, la Cour constitutionnelle vient de les rétablir. Si l’accord de paix n’est pas tombé à l’eau, le moins que l’on puisse dire est que le gouvernement souhaite que sa mise en œuvre n’avance pas. Mais non, nous ne sommes pas unis autour de ce mouvement social. Une partie des Colombiens en souhaite la fin en raison des blocages et de la violence de certains groupes qui tentent de le récupérer. Nous sommes donc aussi divisés que lors du référendum pour l’accord de paix.

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Cette grogne paraît cependant sans précédent en Colombie. Ne serait-elle pas une réaction à des problèmes structurels que vous connaissez depuis les années 1950, notamment suite à l’assassinat du très populaire homme politique Jorge Gaitan 

Du point de vue de n’importe quel indicateur, nous sommes un des pays les plus inégalitaires au monde. Et cet épisode de notre histoire est à l’origine de l’essentiel de nos problèmes actuels, c’est évident. Le pouvoir actuel est secoué par les manifestations, le message a été très fort. Mais ce qui me préoccupe, c’est que la violence pourrait sortir gagnante de ces événements. Dans l’histoire de la Colombie, la violence a très souvent écrasé les tentatives de diminuer les inégalités et d’en finir avec les privilèges, pour le dire clairement, des plus puissants. Il y a un risque qu’une fois encore, la solution de la force finisse par mettre ces problèmes sous le tapis. Vous dites que ces manifestations paraissent sans précédent. Cela n’est pas sans rapport avec le processus de paix entamé avec les Farc. Quand nous étions en guerre civile, n’importe quel type de manifestation était, d’une façon ou d’une autre, lié aux guérillas. Ceci est terminé. Le problème des gens n’est pas d’être d’accord ou non avec la guérilla ou d’être contre les institutions ! Depuis qu’est arrivé l’accord de paix, tous les problèmes soulevés par les manifestations sont apparus au grand jour, il y a eu une sorte de bouffée d’air frais qui a fait surgir toutes ces revendications, essentiellement sociales.

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L’opposition semble assez désunie. Y a-t-il un personnage réellement capable d’incarner une alternative au gouvernement actuel ? 

Il y a la même division que nous venons d’évoquer, la Colombie est prise en tenaille par deux extrêmes. D’un côté, il y a une extrême droite représentée par l’ancien président Alvaro Uribe et ses partisans. De l’autre côté, il y a une gauche radicale représentée par Gustavo Petro. Ceci est la grande tragédie, encore une fois, de la Colombie ! Aux dernières élections présidentielles, en 2018, le deuxième tour a opposé Ivan Duque, représentant de l’extrême droite d’Alvaro Uribe à Gustavo Petro. Et nous avons finalement choisi Ivan Duque, le représentant de notre extrême « préféré », pourrait-on dire, ou du moins habituel. Il semble qu’il y ait une certaine saturation du pays face à cette polarisation du champ politique. Mais le centre est très désorganisé, il n’y pas de figure forte au centre qui semble capable d’incarner une alternative à ces deux pôles. On en revient donc à la violence. Si la violence prend le dessus, cela va favoriser les extrêmes, une fois de plus !


(1) Salué par l’OMS, le premier confinement a notamment duré 159 jours (!)
(2) Ejército de Liberación Nacional : deuxième groupe de guérilla du pays, qui avait entamé des négociations de paix avec le gouvernement, actuellement au point mort.
(3) Situé à Bogotá, le Palais Narino est l’équivalent de notre Élysée.
(4) Série de décrets permettant de faire la lumière sur les atteintes aux Droits de l’homme durant la guerre, et pouvant donner lieu à des condamnations.
(5) Plus ou moins l’équivalent de notre Assemblée Nationale.



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Enseignant, auteur du roman "Grossophobie" (Éditions Ovadia, 2022).

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