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Supermarché russe: comment comprendre la géopolitique au rayon épices

Le dernier épisode du printemps russe de Thierry Marignac


Supermarché russe: comment comprendre la géopolitique au rayon épices
Thierry Marignac. Photo: Hannah Assouline.

Les tribulations du printemps russe de Thierry Marignac s’achèvent au supermarché d’Ekaterinburg.


Il venait des confins de l’ex-Empire. Tadjik, à mon avis, mais je n’ai pas eu le temps de peaufiner mon diagnostic parce qu’il a parlé :

– Salam Aleïkoum.

En temps normal, j’ai déjà horreur qu’on me fasse ce coup-là, parce qu’il sous-entend que la politcorrectitude dominante me prédisposerait à rendre service. Alors dans un centre commercial d’Ekaterinburg où je cherchais le supermarché, en mission d’urgence pour la cuisinière de l’endroit où je perchais, je vous demande un peu, on n’est pas à St-Michel.

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Il s’appelait Gorki, ce centre, comme tout ce qui ne s’appelle pas Pouchkine, là-bas. Il se trouvait au fond d’un grand parking, derrière une grande roue de forain que je n’ai jamais vu tourner, même quand il ne gelait pas, comme aujourd’hui où il faisait +35° brusquement, ce qui rendait absolument tout le monde hagard. Le climat continental est capricieux. De ce fait, le Tadjik ne s’est pas ému outre mesure de mon absence de réaction, la mésinterprétant comme une approbation passive.

Il a répété son salut. Je crois qu’il voulait une cigarette. C’est ce qu’indiquait la mimique des deux doigts en ciseaux remontés vers la bouche. Sortant de mon apathie, je lui ai répondu en français :

– Bonsoir.

Ça l’a pris de court. Le temps qu’il réagisse, j’étais loin. J’avais dépassé toutes les boutiques rutilantes remplies d’une pacotille désolante et hors de prix qu’on voit un peu partout sur la planète, dont on se demande à quoi elles servent parce qu’elles sont toujours désertes et que personne n’a les moyens d’acheter ces cochonneries, en Russie moins qu’ailleurs. Le supermarché me tendait les bras. En principe, c’était le mieux achalandé de la ville, je n’aurais aucune peine à trouver ce que je cherchais.

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Plus tôt dans la journée, dans un supermarché plus petit, plus banal, situé juste en face de l’énorme monument aux morts d’Afghanistan et de Tchétchénie — un soldat de pierre monumental, assis en lotus, courbé sur sa kalach, le front baissé, entouré de gigantesques plaques de marbre anthracite aux inscriptions d’or — la marchandise objet de nos recherches avait suscité entre nous un vif débat.

– Voilà, disais-je, l’impact des sanctions occidentales : on vous a privé de cannelle, vos gâteaux seront dégueulasses. Ça vous apprendra à envahir la Crimée.

Roman, qui ne craint pas de plaisanter sur les sujets graves, m’a répondu que la Crimée lui appartenait personnellement. Olga, sa femme, a eu l’air soudain pensive :

– Ah oui, c’est vrai, les sanctions… Mais il y a toujours eu de la cannelle ici !… C’est bien la première fois que je remarque les sanctions !…

Il y avait dans ses propos un élément de vérité. Des marques de bière allemandes ou belges aux yoghourts britanniques, et sans aller jusqu’à évoquer le culte souterrain dont fait l’objet une célèbre chaîne d’hypermarchés français en Russie — sur les réseaux sociaux, on chante sa gloire, les gens s’y précipitent comme si c’était Disneyland, il paraît même que certains y passent le week-end — on a l’impression que tout est disponible jusque dans l’Oural.

Il s’agit peut-être de produits locaux fabriqués sous licence. Mais je n’en suis pas certain. On m’avait envoyé en mission commerciale à Moscou il y a quelques années, au point culminant du conflit ukrainien. Quelle ne fut pas ma surprise alors de constater que dans l’exposition pétrochimique — et là, il ne s’agit plus de yoghourts mais de stratégie — qu’on m’avait demandé d’ausculter, le plus grand pavillon, le plus riche, le plus m’as-tu-vu de préfabriqué et de plastique scintillant, était celui de l’industrie chimique allemande.

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Il était plus vaste et plus spectaculaire que ceux des Chinois et de la Corée du Sud réunis. Le mousseux berlinois Zekt y coulait à flots pour les fournisseurs russes qui ne se faisaient pas prier, c’est meilleur que le champagne soviétique. Le conflit en cours et la rhétorique belliqueuse de la chancelière allemande semblaient très loin.

Ma théorie était donc la bonne : l’Otan avait choisi la guerre asymétrique, l’Occident les privait de cannelle. Rendu fou par une succession d’anniversaires ratés, le peuple obligerait Vladimir Vladimirovitch à rendre la presqu’île. En imaginant qu’on organise un blocus parallèle sur la cire de bougie, l’affaire était dans le sac.

Tout de même, l’atmosphère était lourde en rentrant à la maison, n’importe quel produit manquant rappelle les sombres heures des magasins vides de la Pérestroïka, et les années 1990. En plus, il faisait une chaleur à crever, la famille élargie était en nage. Or, dans ces anciennes cités des années 1930 construites pour le NKVD, les douches — et les cuisines — laissent à désirer. En effet, il a fallu les construire quand on a revendu les appartements aux particuliers, les familles tchékistes prenaient leurs repas en commun au réfectoire, et se lavaient dans des douches collectives.

Dans cette ambiance maussade, j’avais décidé de prouver que les Occidentaux n’avaient pas tous choisi d’appliquer à la Russie la doctrine de Netchaïev— soit dit en passant le fondateur du populisme de si mauvaise réputation ces temps-ci— : aggraver les conditions d’existence du peuple pour qu’il se révolte. Cap sur le centre commercial, notre ultime recours. Par l’opération habituelle du Grand Œuvre de la terre russe, la boue s’était changée en nuages de poussière, sinon il ne faisait pas vraiment plus chaud dehors qu’à l’intérieur.

J’ai toujours considéré que la grande distribution avait pour parti-pris de mettre le rayon épices à l’abri du client. Apparemment, à Ekaterinburg, ces directives étaient suivies avec la même férocité, le complot était mondial. J’ai fini par me servir de ma gueule d’étranger et de mon accent des bords de la Seine pour attendrir une caissière. Je craignais encore le pire parce qu’en Russie la distribution capitaliste n’a pas toujours atteint l’efficacité à flux tendus qui la rend si polluante dans le Premier Monde. En lointaine province, on n’est jamais tout à fait assuré de retrouver le produit qu’on avait vu la veille au même endroit. Ce qui donne à l’occupation banale des courses le charme de l’imprévisible. Et puis, il y avait les sanctions. Mais la caissière m’a indiqué le rayon et l’Otan avait du oublier Ekaterinburg ou bien ils avaient fait des stocks, car je suis rentré triomphalement les mains pleines de cannelle en bocal et en bâtons.

J’ai profité de cette gloire passagère pour me plaindre du Tadjik et de son salut exotique où je voyais une ruse de tapeur professionnel. Mais Roman m’a tout de suite détrompé :

– Non. Ça se voit que tu n’es pas d’ici. Alors il a cru que tu étais Caucasien, c’est-à-dire musulman.



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est l’auteur d’une douzaine de livres dont huit romans. Il a également une carrière prolifique de traducteur de l’anglais et du russe où il a traduit des dizaines d’ouvrages. Derniers romans parus : Morphine monojet (Editions du Rocher) et L’icône (Les Arènes)

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