Ceux qui pensent que l’épidémie d’écriture inclusive et de points médians est un phénomène marginal se trompent lourdement: ce sont toujours les mêmes forces qui sont à l’œuvre pour dissoudre la France, via le communautarisme ou l’éparpillement de la langue façon puzzle, affirment Sami Biasoni et notre chroniqueur — et bien d’autres avec eux.
La très récente parution de Malaise dans la langue française, sous la direction de Sami Biasoni, me fournit l’occasion de rappeler, en évoquant les contributions très riches et variées de cet essai, que ce qui se joue en ce moment n’est pas seulement le destin de notre langue, émiettée et ridiculisée par une poignée d’activistes des trois sexes: c’est notre civilisation tout entière qui est sous la menace d’une vaporisation.
De quoi s’agit-il ? De substituer aux anciens registres du masculin et du féminin un langage épicène, sans marqueur de genre— étant entendu que ces militants confondent le genre grammatical et l’identité sexuelle : chaque fois que vous entendez « genre », sachez qu’ils pensent « sexe » — ils en voient partout.
Et comme le souligne Sami Biasoni dès l’avant-propos, ce n’est plus un phénomène marginal: « Certains médias l’utilisent, de grandes entreprises le plébiscitent, l’université et l’école y succombent lentement. » Il faudra se rappeler, quand on demandera des comptes, que les éditions Hatier ont les premières sorti un manuel d’Histoire de CE2 en écriture inclusive.
Ce qui facilitera sans doute l’apprentissage d’une orthographe déjà fort malmenée.
« Le masculin l’emporte sur le féminin » : il faut être singulièrement obtus pour voir dans ce principe une « violence symbolique ». Il faut confondre masculin et mâle, féminin et femelle. Par exemple « vagin » et « con » sont mâles, selon ces crétins patentés, et « verge » et « bite » sont femelles. Vous n’en doutiez pas.
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Un peu comme Olympe de Gouges qui, mauvaise latiniste, n’a pas compris que dans « Droits de l’homme », « homme » renvoyait à « homo », l’être humain — et non à je ne sais quelle virilité qui l’effrayait sans doute, bien qu’elle ait été courtisane dans ses premières années parisiennes. D’où son pamphlet alternatif, les Droits de la femme et de la citoyenne. Les révolutionnaires y virent un beau solécisme, sans compter qu’elle instillait une fracture entre deux classes de citoyens, et ils l’envoyèrent à l’échafaud.
Ainsi traitait-on les mauvais latinistes en 1793.
Militants de l’épicène et finale marseillaise
Une grande partie des malversations linguistiques de ces militants de l’épicène (un mot épicène n’a pas de marqueur de genre: journaliste, par exemple) vient de leur méconnaissance diachronique de la langue (en linguistique, la diachronie est l’étude historique de la langue, la synchronie celle de son fonctionnement structurel immédiat). La croyance par exemple que le « e » muet féminise : rosa, la rose, disent-ils. Oui — mais templa (le pluriel du neutre templum) donne temple. Aucune flexion sexuelle dans les mots: le français a ramené à deux (masculin et féminin) des classes de mots qui en latin incluaient le neutre. Le masculin, qui est le genre non marqué, inclut le neutre — ce qui déconcerterait bien des hommes, s’ils étaient assez bêtes pour s’imaginer que le masculin est le mâle. Voir clitoris ou utérus.
N’empêche: des médias et certains universitaires militent pour un « e » muet ajouté à la fin des noms de métiers pour les « féminiser ». J’appelle ça la finale marseillaise — puisqu’on est obligé, à l’oral, de faire sonner ce « e » muet afin de le différencier pour l’oreille de son homologue masculin : « Tu fais quoi dans la vie ? » « Je suis professeure, con ! » — à dire avec l’accent de Raimu.
À noter que des universitaires insistent pour être désignées comme « maîtresses de conférence ». Mais ne vous avisez pas d’appeler votre avocate « maîtresse ». De pseudo-règles qui fluctuent ne sont pas des règles, mais des oukases. Maréchal, les voilà !
Quel est l’objectif de ces réformateurs ? Comme l’explique très bien Boualem Sansal dans le même livre, « à force de masturbation mondaine, ils en vinrent à croire qu’en changeant la langue et ses déclinaisons, ils changeraient la société et la guériraient de ses maux ».
L’objectif des réformateurs était donc politique — versant totalitarisme.
En 1947 le philologue allemand Victor Klamperer fait paraître Lingua Tertii Imperii — par abréviation LTI —, un livre où il étudie la façon dont les nazis ont tenté de dénaturer l’allemand pour obliger à penser comme les théoriciens du Troisième Reich. Langue pauvre et totalitaire. C’est le pendant dans la réalité de la novlangue qu’au même moment, George Orwell prête à Big Brother, le dictateur de 1984.
Nos réformateurs ne sont pas bien intentionnés: ce sont des fascistes en puissance.
Ce sont surtout — et c’est un point essentiel — des fabricants de communautarisme. Bérénice Levet a publié dans Le Figaro il y a quelques jours un très puissant article sur la façon dont les « stéréotypes de genre » nient la différence naturelle des sexes. Elle a beau jeu de prouver, dans sa contribution à l’ouvrage, que vouloir féminiser à toute force, c’est s’opposer à la vocation universaliste de la langue française. C’est dégrader les femmes en ce qu’elles sont nos égales en tâchant à toute force de les singulariser pour les « désinvisibiliser »: « Partout où était un masculin générique, nos activistes veulent voir advenir un féminin. » Et Beauvoir ou Colette, elles étaient auteures, peut-être ?
Pas même autrices. Elles étaient romancières, femmes de Lettres, grands écrivains (et non écrivaines), auteurs majeurs de la littérature française. Ma foi, ça leur suffisait.
Heureusement que certaines refusent encore d’être des « autrices » ou des « auteures », comme le rappelait tout récemment le Figaro… Comme l’a très bien dit D’Ormesson à Marguerite Yourcenar en la recevant à l’Académie française: « Ce n’est pas parce que vous êtes une femme que vous êtes ici aujourd’hui : c’est parce que vous êtes un grand écrivain. »
Jean Szlamowicz (je rendrai compte très prochainement de son remarquable essai, Les Moutons de la pensée, sur les « nouveaux conformismes idéologiques ») a étudié en 2018 les relations du sexe et de la langue, et les « stratégies militantes de la bien-pensance ». Il insiste ici sur la confusion entre la règle (grammaticale) et le pouvoir qui lui serait symboliquement attaché. Le masculin l’emporte ? Ne sentez-vous pas dans ce verbe toute la violence symbolique issue du rapt des Sabines par les Romains ? La langue serait le dernier bastion des masculinistes, note-t-il, expliquant comment les ayatollahs du Verbe nouveau ont greffé une flexion morale sur des règles grammaticale. « C’est une forme de complotisme, analyse-t-il, corrélée à la croyance en une langue qui aurait été « construite » par des hommes pour dominer les femmes ».
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Et c’est effectivement de l’ordre de la foi — à quoi on ne peut opposer d’argument rationnel :
« Les inclusivistes voient dans la langue un sac de mots qui seraient attachés au sexe des personnes de manière positive ou négative. Cette vision n’est pas seulement naïve, elle relève véritablement du mysticisme en affectant les mots d’une valeur sacrée, talismaniques, que des prêtres de la néolinguistique seraient seuls capables de manipuler pour conjurer les injustices. »
Performativité supposée de la langue
Cette croyance s’appuie sur la foi en la performativité de la langue.
Performative, la parole de Dieu lorsqu’il dit « Que la lumière soit » — et la lumière fut. Performative, la parole du maire (ou de la mairesse, le mot existe en français, mais certainement pas « la maire ») lorsqu’il vous déclare unis par les liens du mariage. Mais c’est tout: j’explique dans mon dernier livre que La Fontaine s’est amusé avec la performativité en l’appliquant au discours du Renard dans la fable — qui reçoit en échange de son propos le fromage convoité.
Mais croire que parler d’« auteure » donne du talent à des écrivaillonnes du troisième rayon, ou à des universitaires à la ramasse… C’est de la pensée magique, note fort justement François Rastier, que de croire que le mot est la chose. Platon s’en moquait déjà dans le Cratyle au Ve siècle av. JC.
Nombre d’universitaires médiocres, dans les années 1990, incapables de se faire un nom en Lettres ou en Philosophie, se firent embaucher dans les IUFM que Jospin venait de créer: le pédagogisme s’est ainsi appuyé, originellement et depuis cette date, sur des sous-penseurs, des ratés de leur discipline d’origine, trop heureux d’enfourcher le canasson bancal de la didactique. Il en est de même avec l’inclusivisme : à quoi pouvait prétendre une femme comme Eliane Viennot, en dehors de son champ de recherches originel (le XVIe siècle en littérature) si elle ne s’était pas auto-proclamée papesse de l’écriture inclusive depuis les hauteurs indépassables de l’université de Saint-Etienne ? Honte aux universitaires qui ont qualifié pour le grade de professeur une telle dispensatrice d’ignorance. Mais après tout, Sandrine « Barbecue » Rousseau est bien vice-présidente de la fac de Lille…
Il y a quelque chose de pourri dans l’université.
Cette division de la France en sexes antagonistes n’est qu’un incident de plus dans sa fragmentation en « communautés » antagonistes, comme le souligne à fil d’articles l’Observatoire du décolonialisme. Le pseudo-féminisme des Chiennes de garde joue sur l’intersectionnalité des luttes: j’aimerais être sûr que les papesses de l’écriture inclusive s’opposent par ailleurs à l’excision et au port du voile, qui sont des dégradations des femmes bien plus graves que d’accorder un adjectif au masculin lorsqu’il détermine deux noms de genres différents.
Sami Biasoni et alii, Malaise dans la langue française, Cerf, 258p.
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