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La FIAC ou le fiasco de l’institution culturelle

Comment une citation tronquée de Barthes peut expliquer l'égarement des politiques culturelles


La FIAC ou le fiasco de l’institution culturelle
Portrait de l'ecrivain et linguiste francais Roland Barthes (1915-1980) chez lui en 1970. Paris. Photo Macchi © Polymnia / Leemage / AFP

On aura beau utiliser encore et encore une citation tronquée, le sens que l’on donne à ce que Roland Barthes a dit de l’art reste erroné!


Une citrouille aussi énorme qu’inutile place Vendôme, une machine qui propulse des nuages de barbe à papa devant le Grand Palais… A l’intérieur de celui-ci, sur un stand tapissé de rayures, la boîte de 24 portions La Vache qui rit « revisitée » (comme on dit quand on n’a rien à dire) par l’inévitable Daniel Buren. Cette boîte de fromage est bien entendu à la portée de toutes les bourses puisqu’il s’agit d’une opération de marketing du Groupe Bel, propriétaire de La Vache qui rit. « C’est super beau ! » s’exclame une étudiante des Beaux-arts.

« Tu veux dire, c’est vachement bon ! », corrige sa copine.

La FIAC étend ses tentacules dans la capitale

« A la FIAC, l’art ça se dévore ! » écrit un journaliste. « C’est une façon de rendre l’art accessible à tous », suggère un autre qui a, comme nombre de ses confrères, reçu le dossier de presse. A l’occasion d’un événement comme celui-là, informer consiste souvent à recopier le dithyrambe officiel. Certains journalistes s’écartent parfois de la ligne du « parti » médiatique pour se risquer à des hypothèses vertigineuses : « Que vous soyez un passionné, un collectionneur d’art, un investisseur ou un simple curieux, vos critères d’achat ne seront pas forcément les mêmes. »

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« Rendez-vous incontournable du mois d’octobre », titre un autre avant de battre le rappel comme un vulgaire bonimenteur : « Près de 200 galeries parmi les plus emblématiques de la scène internationale ». Ce n’est pas tout. La FIAC étend ses tentacules dans la capitale. Deux « artistes » se sont proposés d’ « interagir » avec les monumentales sculptures assyriennes de la salle Khorsabad du musée du Louvre. Rien que ça ! On sifflerait presque d’admiration devant autant d’audace. Il y a longtemps que dans ce musée qui exposa en 2012 le père de la « machine à caca », les conservateurs adorent prendre des coups de pied aux fesses !

Le Grand Palais se transforme en grand chapiteau de l’imposture

Tous les désœuvrés, les rêveurs, les insatisfaits, tous ceux que manipulent les directions d’affaires culturelles avec leurs abus, leurs mensonges, leurs insuffisances, tous ces grands enfants depuis longtemps paumés sont invités durant quelques jours à venir se distraire sous le grand chapiteau de l’imposture. Comment les quelques bonnes galeries qui participent à la fête d’une telle défaite peuvent-elles imposer un parcours aussi stupide à ceux qui viennent de visiter les expositions voisines consacrées au Greco et à Toulouse-Lautrec ? « Peut-être qu’aujourd’hui le Greco ferait « ça » », osait écrire une sénatrice soucieuse de ne pas désavouer les maires de son département qui, à l’ombre de Marianne, fêtent eux aussi la défaite.

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Impossible de venir à bout de cette mystification que nos élus, autant par inculture que par lâcheté, ne cessent de subventionner ! Les quelques indignés qui prennent la plume, se heurtent régulièrement à l’argument selon lequel des goûts et des couleurs on ne discute pas. Suffit-il toutefois de s’opposer à l’art contemporain pour être crédible dans ses choix esthétiques ? Qu’on ne nous dise pas que la question ne se pose pas ! Au nihilisme de l’art contemporain, il est désolant d’opposer, comme certains le font, le néant esthétique d’une figuration ou d’une abstraction qui, par leur vaine virtuosité, les aveugle. Soyons lucides, si l’art contemporain a ses imposteurs, il a en face de lui une ribambelle d’impuissants qui réclament leur part du gâteau.

Connivences…

Autre argument misérable exploité sans vergogne par nombre de conservateurs : « Ne faites pas comme vos arrière-grands-parents qui ratèrent les impressionnistes ! N’ayez pas cette attitude de petit bourgeois qui consiste à hausser les épaules devant ce que vous ne comprenez pas ! » Autrement dit, si vous restez perplexe devant un tas de sable ou un parpaing percé de flèches, considérez cette impression négative comme le meilleur des critères. Elle est l’irréfutable preuve que vous vous trouvez nez à nez avec la qualité.

D’autres résistants estiment plus convaincant de s’en prendre au marché, d’en dénoncer les prix insensés, les stratégies perverses, les enjeux économiques, les usages publicitaires, les connivences avec les musées et les médias. Mais ce n’est pas l’argent qui soutient l’imposture. C’est d’abord le snobisme de ceux qui en ont. Et l’aveuglement de leurs conseillers. Ils ont fait des études d’histoire de l’art ? Ont travaillé dans de grandes institutions ? La belle affaire ! Depuis quand l’histoire de l’art opérerait-elle de la « cataracte » ? Philippe Jaccottet, l’un de nos poètes les plus loyaux, disait que « l’art n’est pas fait pour les spécialistes de l’art », rejoignant Vladimir Jankélévitch pour qui « savoir tout ce qu’il y a à savoir, et en dépit de ce savoir encyclopédique ne rien savoir [est] la dérision de la méconnaissance. »

Citation de Roland Barthes tronquée

Que faire ? Commencer par être honnête pourrait constituer une bonne méthode pour construire une problématique sérieuse. Est-il en effet sans conséquence que l’Etat nomme à la tête de Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts un conservateur qui, en 1981, publia dans un de ses catalogues la citation suivante : « L’art ne commence qu’à son pourtour, son encadrement, sa muséographie. » Cette citation, signée Roland Barthes, n’était accompagnée d’aucune référence. L’art d’un Van Eyck, d’un Paolo Uccello, d’un Rembrandt ou d’un Cézanne se repliait soudain de manière absurde dans l’encadrement, le pourtour et la muséographie. Roland Barthes serait-il l’auteur d’une conception de l’art faisant de la seule présentation d’une œuvre dans un musée le critère obligatoire du jugement que nous portons sur elle?

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Nous avons retrouvé le texte dont cette citation est extraite : « Dans le ready made, l’objet est réel (l’art ne commence qu’à son pourtour, son encadrement, sa muséographie) – ce pourquoi on a pu parler à son sujet de réalisme petit-bourgeois. » Isoler la parenthèse du reste de la phrase, c’était contraindre le lecteur à renvoyer les trois adjectifs possessifs au mot « art » et vouloir faire de ce qui n’est qu’une définition de l’art du ready made[tooltips content= »Objet ou ensemble d’objets sans aucune élaboration, élevé au rang d’objet d’art par le seul choix d’un artiste. Les premiers ready-made ont été présentés par Marcel Duchamp »](1)[/tooltips] une définition valant pour l’art en la totalité de ses créations. C’était enrôler post mortem Roland Barthes dans le combat de Marcel Duchamp contre l’art, contre l’institution du musée et plus fondamentalement contre le musée imaginaire en tant que constellation des interrogations les plus émouvantes de l’homme à travers les siècles.

L’Etat n’est pas fait pour diriger l’art mais pour le servir

A l’abri du nom prestigieux de Barthes, le contresens de Duchamp venait de voir le manque de scrupule d’un conservateur lui faire la courte échelle. Notons que c’est une collaboratrice de ce conservateur qui introduira l’art contemporain au musée du Louvre et acceptera que soient déversés des tombereaux de dalles funéraires au pied des vingt-quatre Rubens du Cycle de Marie de Médicis.

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C’est l’État qui possède le pouvoir de nomination, cet Etat dont on nous répète régulièrement qu’« [il] n’est pas fait pour diriger l’art mais pour le servir ». Le moins qu’on puisse dire, c’est que cet État ne fut pas très regardant. A moins qu’il ait estimé que l’art qu’il devait désormais servir et encourager était, depuis la manipulation de la citation de Barthes, celui du ready made et de sa descendance conceptuelle. Quel scrupule pourrait d’ailleurs être le sien puisque la condition du bon exercice de sa mission est à chaque fois passée sous silence, comme si elle était embarrassante et risquait de remettre en cause nombre de nominations jusqu’à celle du ministre. Quelle est cette condition ? Elle est tout simplement humaine : « L’État n’est pas fait pour diriger l’art, mais pour le servir. Et il le sert dans la mesure où ceux à qui il en confie la charge le comprennent ». Il s’agit d’une déclaration que fit André Malraux au cours d’un entretien avec un journaliste de Carrefour en 1952, au lendemain de l’édition courante des Voix du silence.

Cet entretien a été repris dans les annexes de l’ouvrage publié par la Documentation française en 1996 qui rassemblait les différentes communications d’un colloque sur les années du ministère Malraux. Ce qui est pour le moins étonnant, c’est que le ministre de la culture qui signe la préface ne se gêne pas pour amputer à son tour la mission de l’État de la condition de son bon exercice. En 1999, lors de l’hommage posthume rendu à un haut fonctionnaire du ministère, la citation qui figurait en bonne place dans le catalogue de l’exposition et sur les grilles du Couvent des Cordeliers, fut à nouveau coupée au même endroit. Elle le fut encore en 2006 par un autre ministre, en ouverture d’un colloque sur Malraux et l’architecture à la Bibliothèque nationale de France.

Pourquoi la mettre ainsi régulièrement sous le boisseau ? Il est clair que la question de la nature d’une juste compréhension de l’art se pose, et se posera toujours. Depuis la naissance de l’art moderne et celle du musée qui lui est étroitement liée, tous les arts du passé ont été appelés à sortir de l’oubli en se libérant de leur fonction originaire (presque toujours religieuse) au profit du chant exaltant de leurs systèmes de formes. L’idéal de beauté qui gouverna l’art grec puis celui de la Renaissance fut alors obligé de retrouver une place bien précise dans la suite des siècles. C’est pourquoi, comme l’a expliqué Malraux, l’art relève non plus d’une esthétique mais d’une problématique.

Faute d’une honnêteté intellectuelle qui se traduirait en tout premier lieu par le respect des citations, aucune réflexion sérieuse ne pourra s’engager et remettre la Direction Générale de la Création Artistique sur les rails. Comment « l’État [qui] n’est pas fait pour diriger l’art mais pour le servir » a-t-il pu créer une telle « direction de la création » sans se rendre compte de ce qu’il écrivait. Tout est à repenser de fond en comble dans cette maison si l’on veut sauver les arts plastiques de ce fiasco que Ruben Östlund a porté à l’écran avec The Square et dont la FIAC est l’expression la plus désolante qui soit.

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Ancien collaborateur parlementaire, Jérôme Serri est journaliste et essayiste. Il a publié Les Couleurs de la France avec Michel Pastoureau et Pascal Ory (éditions Hoëbeke/Gallimard), Roland Barthes, le texte et l'image (éditions Paris Musées), et participé à la rédaction du Dictionnaire André Malraux (éditions du CNRS).

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