Depuis une douzaine d’années, l’industrie pornographique traverse une crise due à la concurrence des sites de vidéos gratuites. Paupérisé, ce marché est aujourd’hui accusé de pousser ses actrices à des pratiques de plus en plus extrêmes. Chez les professionnels du secteur, la question fait débat. Enquête.
« Dans le porno, il y a eu une sorte d’événement proto-Metoo », raconte la documentariste et actrice-réalisatrice X Ovidie. Fin 2015, la hardeuse américaine Stoya balance sur Twitter son ex-petit ami et compagnon de jeu James Deen. La pornstar trentenaire aurait violé sa fiancée. Dans la foulée, huit autres actrices du milieu se disent victimes d’agressions sexuelles de sa part. L’une d’elles raconte sa tentative de viol dans les locaux du studio Kink. En conséquence, la compagnie évince James Deen et édicte un code de conduite draconien pour empêcher les agressions sexuelles – toilettes et douches individuelles, audition des acteurs après chaque scène, mise à disposition de chaperons pour les escorter… Dans la « Porn Valley » californienne, les comédiens sont désormais filmés avant et après leur scène, histoire de démontrer que leur consentement a été obtenu sans stupéfiants ni alcool !
Un an après – et quelques mois avant le déclenchement de l’affaire Weinstein –, en décembre 2016, l’actrice X canadienne Nikki Benz publie une série de tweets accusant le réalisateur Tony T. de l’avoir étranglée durant un tournage pour lui imposer une scène imprévue. Dénonçant une « scène de viol », Benz obtient la tête du réalisateur, licencié par la société de production Brazzers.
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Pour autant, ces scandales n’ont pas fondamentalement affecté les us et coutumes du porno et James Deen poursuit ses activités d’acteur-réalisateur. Entre le cinéma conventionnel et son lointain cousin dénudé, les mêmes causes n’entraînent donc pas les mêmes effets. S’il n’y a pas vraiment eu de chasse aux « porcs » du X, est-ce parce que le porno pratique moins la promotion canapé qu’Hollywood, que l’omerta y est plus efficace – ou encore parce que tout le monde se fout que des hardeuses se fassent tripoter, après tout elles sont payées pour ça ? Une seule solution : enquêter.
Au cours de mon investigation, il sera question de plaisir (un peu), de sexe (beaucoup) et d’argent (passionnément). Car depuis une douzaine d’années, c’est la débandade. Alors que la demande de vidéos et d’images pornographiques n’a jamais été aussi forte, l’industrie pornographique traverse une crise profonde. Un tel paradoxe s’explique par la multiplication des sites internet gratuits qui offrent une profusion de petits films en streaming pillés aux quatre coins de la toile. Dominés par l’empire MindGeek, propriétaire de YouPorn et Pornhub, ces « tubes » ont accéléré la dégringolade d’un marché qui n’a pas su se renouveler. D’après la journaliste du Monde Marie Maurisse, auteur de Planète porn : enquête sur la banalisation du X (Stock, 2018), 70 % des maisons de production hard auraient succombé à cause de cette débauche d’offre gratuite.
L’histoire du porno épouse celle des technologies. Longtemps libre, le porno français a connu son âge d’or à la fin des seventies. « Entre 1975 et 1979, le porno représentait plus de 30 % des entrées en salles », rappelle Grégory Dorcel, directeur de l’empire du même nom créé par son père Marc en 1979. Après le succès d’Emmanuelle, sous Giscard, la « loi X » de 1975 exclut les œuvres classées X des cinémas traditionnels, les surtaxe et les prive de subventions publiques. Une commission de censure est chargée de distinguer ces productions pornographiques des films licencieux, simplement interdits aux moins de 18 ans. Le réalisateur culte Gérard Kikoïne en rit encore : « Je fabriquais plusieurs versions d’un même film. Une soft pour le censeur puis une vraiment porno qu’on diffusait en salles une fois l’autorisation donnée. Jusqu’à ce qu’en 1982, Mitterrand envoie les flics dans les cinémas pour vérifier » sous la pressions des grands groupes comme UGC, Pathé et Gaumont. Dès lors, pour voir des films X il fallait se déplacer dans un cinéma spécialisé ou louer des cassettes au vidéoclub ou au sex-shop. Jusqu’à ce qu’intervienne une deuxième rupture, en 1984 : l’arrivée de Canal + a permis à des millions d’abonnés de bénéficier à domicile du film X mensuel. Reste qu’à la fin du xxe siècle, le quidam déboursait jusqu’à 800 francs pour une VHS porno neuve.
Le porno blues, comme l’a appelé dans un essai le cinéaste tricolore John B. Root, n’a pas attendu la démocratisation de l’internet haut débit pour toucher les pros du marché. L’ex-auteur de livres pour enfants, reconverti dans le cinéma pour adultes en 1995, a senti le vent tourner dès l’aube du millénaire : « internet et le porno gratuit ont été la dernière étape de la dégringolade que j’ai vue arriver dès 1999. N’importe qui pouvait acheter un caméscope à la Fnac, filmer, sortir son DVD et appeler ça un film ! » Moins chers, ces films sans scénario montés à la truelle ont inondé les sex-shops. Du travail d’amateur appelé « gonzo » dont le naturalisme cru va à l’essentiel : l’acte sexuel sans blabla ni chichis. Tout le monde semble y gagner, du producteur réduisant ses coûts de tournage (une scène de comédie exige beaucoup plus de temps et d’argent qu’une scène explicite), au consommateur pressé de jouir. Et tant pis pour les esthètes.
Loin de ce minimalisme, le porno de papa « avait un scénario et un semblant de film », se remémore Brigitte Lahaie. Pendant la parenthèse enchantée qui s’est étendue de la légalisation de la pilule aux débuts du sida, toute une génération d’artistes soixante-huitards s’est engagée, caméra à l’épaule, pour accomplir la libération sexuelle. « Il fallait savoir se servir des caméras 16 millimètres. Ils avaient fait des écoles de cinéma et leurs films avaient de la gueule, ils étaient marrants et politiquement incorrects » s’extasie John B. Root. De son propre aveu, Lahaie jouait « des rôles de femmes mal baisées par leurs maris et qui prenaient des amants pour s’éclater », à la manière de Bovary perverties. Les jeunes du xxie siècle qui découvrent leurs premières vidéos obscènes à 11 ans en moyenne en bâilleraient d’ennui.
Sur le net, certaines pages particulièrement hard ne montrent qu’éjaculations faciales, doubles, triples, voire quadruples pénétrations. À telle enseigne que d’anciennes actrices, pas prudes pour un sou, s’inquiètent de cette surenchère. « Je n’aurais jamais commencé le porno à ce tarif-là ! À mes débuts, j’étais à la double pénétration et ça s’arrêtait là. Dix ans après, on était déjà à la double-anale ! »¸ résume Nomi. La hardeuse retraitée a écumé les plateaux du porno de 1997 à 2014 sans jamais se sentir « agressée ou humiliée ». Dans son livre Totalement (dé)voilée (coécrit avec Ambre Bartok, Pygmalion, 2018), elle décrit la thérapie joyeuse que fut son entrée dans la carrière pour panser ses blessures de jeune fille, à une époque où un tournage pouvait s’étirer quinze jours dans un palace exotique. Si John B. fait remonter la première double pénétration filmée à 1976, ce qui relevait de l’exception est depuis devenue une norme appliquée à échelle industrielle, voire un passage obligé pour les actrices qui, hier encore, y auraient laissé leur réputation.
Faut-il en conclure que le porno, c’était mieux avant ? Réfractaire à toute nostalgie, Ovidie, 37 ans, n’en dénonce pas moins la brutalisation d’une partie de l’industrie du X : « Des viols ou des violences, il y en a des tonnes et ça ne date pas des tubes. Mais qui dit paupérisation dit baisse des salaires et dégradation des conditions de travail. Aujourd’hui, pour travailler, il est de plus en plus difficile d’imposer ses conditions. C’est marche ou crève. » Dans Pornocratie (2017), elle explore les marches de l’empire des sens à l’est de l’Europe où les studios imposent des pratiques toujours plus extrêmes aux armées de réserve du porno-prolétariat. « Quand une Française arrive dans le business, les trois quarts du temps, elle va dire : “Moi, je ne veux tourner qu’avec préservatif, je ne veux pas faire d’anal”. Puis quinze jours ou deux mois plus tard, on va le retrouver à Buda en train de faire du gonzo comme tout le monde sans capote ! » Dans la division internationale du travail, s’est ainsi constitué un tiers-monde du X (Hongrie, Roumanie, Colombie). Gifles, rapports sans préservatifs, simulations de viol, de violence ou d’inceste s’y multiplient. « Un tas de pratiques et de situations interdites en France où la télévision et les plates-formes de VOD servent de garde-fous », précise Ovidie.
Les producteurs français ricanent unanimement quand on leur demande si sévissent des Weinstein du X. Est-il vraiment absurde d’imaginer un producteur obligeant ses actrices à passer à la casserole pour décrocher un rôle ? En guise de réponse, B. Root cite l’actrice retraitée Draghixa : « Au moins, dans le porno, on ne couche pas pour avoir un rôle, on couche quand la caméra tourne ! » Les grands studios rescapés de l’hécatombe jouent la carte du haut de gamme et se défendent de toute course à l’extrême. Avec la crise, John B. Root a compressé ses coûts, préférant les apparts parisiens aux tournages de nababs. D’une manière générale, il perçoit une « production qui se normalise. Au pire, c’est de la gymnastique un peu extrême et écœurante de double anale. Les dialogues politiquement incorrects font désormais plus peur que les sodomies. » Il y a quelques années, ce sale gosse faisait dire à Titof, comédien X ouvertement bisexuel : « J’aime pas les pédés ! » Et son partenaire de répliquer vertement : « On ne dit pas “pédé”, mon garçon, on dit “sale pédé”. Car les pédés, c’est comme les Noirs et les jeunes, c’est toujours sale ! » Provoc jusqu’à la moelle, l’échange fut censuré par la chaîne cryptée. On conclura avec Grégory Dorcel que « la transgression des tabous a été remplacée par la performance sexuelle ». Aujourd’hui, dans la jungle mondiale des tubes internet, cet esprit Hara-Kiri a laissé place aux contorsions. « Ils veulent générer un maximum d’audience pour gagner de l’argent grâce aux publicités. Du coup, ils diffusent tout ce que les professionnels du X ne peuvent pas diffuser, mais dans les limites de l’abominable car ils craignent le FBI qui peut leur faire perdre leur agrément Visa et Mastercard », décrypte Dorcel.
Sur la toile tricolore, outre la plate-forme de diffusion Dorcel qui a permis au groupe de tripler son chiffre d’affaires en pleine crise, une marque bien franchouillarde cartonne. Connu pour son fameux gimmick « Merci qui ? Merci Jacquie et Michel ! » que bafouillent ses fausses amatrices la bouche pleine, le site créé par un couple d’enseignants libertins réalise 17 millions de chiffres d’affaires et 25 à 30 % de bénéfice. « C’est du pro-am : de l’amateur filmé par des professionnels. On fait du porno un peu scénarisé pour les gens excités par la voisine d’à côté », explique Thierry Bonnard, directeur de la communication de J&M. Depuis l’affaire Weinstein, pédale douce a été mise sur les blagues potaches qui accompagnent les vidéos classées par catégories. Grosses, beurettes, cougars, plombiers et autres as du débouchage nourrissent toute une chaîne industrielle (magasins, site de rencontres, films élite à gros budget, webcams, VOD). « On n’a jamais été dans la performance. Vous ne trouverez jamais de scatophile chez nous. Mais qu’un homme éjacule sur le visage d’une femme, c’est commun », fait valoir Thierry. Gland de lait, 24 ans, l’un des innombrables anonymes qui s’y gaudissent, doit son pseudo fleuri à sa fréquentation assidue du forum 18-25 ans du site Jeuxvideo.com. À l’âge où certains enchaînent les stages, ce chômeur rêve d’accumuler les tournages. Grâce à son physique difforme – l’organe de Rocco Siffredi sur le corps d’Éric Zemmour – , le jeune homme a tourné une scène entre « trois mecs et une gonzesse » au printemps dernier pour Jacquie et Michel. À l’issue de ce « tournage au feeling, où il n’y a pas de surprise pour la fille qui dit ce qu’elle accepte ou pas », Gland de lait n’a pas gagné un centime, contrairement à ses compagnons de jeu professionnels. Dur dur d’être un bébé hardeur…
Malgré sa réputation misogyne, le porno rémunère moitié moins les acteurs que les actrices, alors que les premiers doivent produire des érections sur commande. « Ce qui est rare est cher », plaide John B. Root. Autre surprise, les consommatrices féminines se montrent particulièrement friandes de vidéos ultras violentes. « Le côté masochiste de la sexualité féminine se révèle dans ce qu’elles regardent. D’ailleurs, le succès de Rocco Siffredi, un acteur qui humilie vraiment ses actrices, est très révélateur », analyse Brigitte Lahaie. Certaines pros assument franchement le « syndrome de Catwoman », intello complexée le jour, femme prédatrice la nuit, à l’instar de Céline Tran alias Katsuni. À 39 ans, dont treize de carrière, l’ex-hardeuse montre toute l’ambiguïté du désir d’abandon dans son récit autobiographique Ne dis pas que tu aimes ça (Fayard, 2018). Au risque d’outrer les féministes, la Franco-Vietnamienne estime qu’une actrice consentante peut à la fois souffrir et prendre du plaisir : « Le sexe, confie-t-elle, est le domaine du lâcher-prise et du pulsionnel. Il n’a pas à être moral. Ce qui est déshumanisant, ce sont les gens qui victimisent à outrance les femmes de cette industrie en ne les percevant que comme des objets, et non des êtres capables de choix. »
Il arrive cependant que des actrices moins aguerries arrivent sur un plateau sans « la liste des choses qu’elles vont devoir faire et se retrouvent un peu par surprise à être sodomisée ou poussée à faire une fellation. Refuser leur demanderait du courage », objecte Marie Maurisse. Une femme qui pense « non » mais dit « oui » sous la pression de son milieu professionnel peut-elle se juger victime d’agression sexuelle ? « Selon le Code pénal, le viol est obtenu par violence, contrainte, menace ou surprise, explique l’avocat pénaliste David Mendel. Il peut y avoir une contrainte morale, mais il va falloir la démontrer. Ce sera très compliqué. » Dans tous les cas, la travailleuse du sexe aura le plus grand mal à plaider sa cause. « Dans l’inconscient collectif, l’actrice pornographique et la pute, c’est la même chose. Madame Claude m’avait même sollicitée. Est-ce qu’une pute qui irait porter plainte pour viol serait prise en considération ? », réagit Brigitte Lahaie. En grec ancien, pornográphos signifie « représentation de prostituée ». CQFD.
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