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Rêveries de deux baigneurs solitaires

Une anthologie de Paul Morand et un essai biographique sur Bruce Chatwin


Rêveries de deux baigneurs solitaires
Paul Morand, à Marbella, 1960. Photo : STF / AFP

À l’ère du tourisme de masse, une anthologie des voyages de Paul Morand rappelle que l’uniformisation du monde n’est pas une menace nouvelle. Pour retrouver l’essence du voyage, encore faut-il accepter qu’il soit une expérience intime, comme le montre la vie de Bruce Chatwin racontée par Jennifer Lesieur.


 

« C’était un temps béni nous étions sur les plages / Va-t’en de bon matin pieds nus et sans chapeau / Et vite comme va la langue d’un crapaud / L’amour blessait au cœur les fous comme les sages. » En plein cauchemar de la Première Guerre mondiale, Guillaume Apollinaire, dans ses Calligrammes, se souvenait avec une nostalgie lumineuse de son dernier été niçois avant 1914. On peut se demander, à l’époque du tourisme de masse, si son désir de plage n’est pas toujours celui recherché aujourd’hui, mais désormais dans une déception constante, par ces milliers de corps entassés que l’été va ramener dans une migration éphémère et forcée à la recherche, de manière informulée, de la fin de l’histoire, c’est-à-dire du vrai repos. Une fin de l’histoire fantasmée, où des corps disponibles, alanguis, désirables et désirants, seraient rendus enfin à leur innocence des commencements, à leur fraîcheur lustrale des origines. Un univers bleu et doré où le temps n’existe plus, où les après-midi prennent des allures d’éternité ataraxique, où la mer offre une perspective qui ne donne plus le vertige, mais nous invite à une intimité heureuse avec l’infini. Quelque chose qui serait à mi-chemin entre les Beach Boys et Le Cimetière marin de Paul Valéry, entre Surfer Girl et « Courons à l’onde en rejaillir vivant ! »

L’avènement du tourisme de masse

Cette fascination irrésistible du moderne pour la plage vécue comme une utopie, c’est sans doute Paul Morand qui l’a le mieux résumée dans le splendide et trop peu connu Bains de mer, bains de rêve qui date de 1960. Ce texte forme le cœur de l’anthologie qui paraît dans la collection « Bouquins », consacrée au Morand voyageur. Dans Bains de mer, bains de rêve, Morand retrace sa carrière de baigneur qui a été, pour lui, aussi importante que sa carrière diplomatique. Il a été ainsi le propre ambassadeur de ses plaisirs marins au Portugal, en Espagne, à Tanger, en Corse, en Sardaigne, en Italie, sur la côte dalmate, en Grèce, en Angleterre, en Belgique ou en Hollande : « Ne devrais-je pas confesser qu’il y a trente cinq ans, j’étais tout fier d’avoir traduit, dans des livres ou des poèmes, le crawl et le plongeon, que je n’ai vécu que pour l’eau et le soleil, aux dépens de ma vie sociale, morale, sentimentale, administrative, toutes mes vies ; que l’eau et le soleil furent pour moi une sorte d’opium ? » 

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Évidemment, l’homme de l’Europe galante, l’homme pour qui l’exploration du monde fut un émerveillement constant, mais inquiet, a compris, à cette date, que tout cela appartenait au passé. Et surtout que la plage est déjà, en 1960, devenue le symptôme le plus évident du désenchantement né des effets conjugués de la massification des plaisirs balnéaires et du grégarisme saisonnier. Il cite, non sans tristesse, l’un de ses poèmes des années 1920 dans lequel il faisait l’inventaire des plages où il avait été un baigneur solitaire : Woolwich, la mer Morte, le Lido, Key West, Royan, La Havane, Dieppe, Hong Kong, Deva et même Leith, « où il faut vraiment en avoir envie. » Et il constate que tout a changé : « Les lecteurs d’aujourd’hui doivent bien avoir ceci d’abord présent à l’esprit : il y a cinquante ans, les plages françaises étaient vides, l’été (sauf les plages situées à quelques heures de Paris), ainsi que les montagnes, l’hiver. Il y avait encore de la place dans la nature. Et du silence. » Morand écolo  ? Ce serait peut-être forcer la note. Encore que. Il y a dans Bains de mer, bains de rêve des visions saisissantes de fin du monde où la plage n’est plus l’endroit heureux d’une communion avec les éléments, mais se voit peu à peu couverte de « ces villes de toile qui ourlent désormais la frange de tous les rivages européens, comme dans un monde après la Paul Morand, à Marbella, 1960 Bombe. » Dès les années 1920, dans Rien que la terre, Morand voyageur comprend que nos manières de voyager finissent, à un moment ou à un autre, par entraîner une forme de divorce avec la nature, que notre intrusion n’est pas sans conséquence. Bien sûr, il garde en lui les principaux attributs de la mentalité de l’époque, persuadé d’une supériorité de l’Occident sur les peuples colonisés ; bien sûr, il s’inquiète d’une fin programmée de la race blanche en vieux lecteur de Gobineau, mais de manière plus surprenante, il y a aussi ce tableau d’un être humain qui devient étranger aux autres formes du vivant qu’il oublie de préserver : « Je rêve d’un pacte de sécurité entre l’homme et les animaux, où chacun cessant d’obéir à la loi de la jungle, s’engagerait à se respecter en s’aimant. » 

Le monde s’uniformise dangereusement

Quand on parle de Morand, les clichés ont la vie dure. Morand n’est pourtant pas seulement ce golden boy des Années folles, ce dandy mutique des chancelleries aux allures de Bouddha qui commande ses costumes sur mesure à Saville Row, il est aussi pétri d’inquiétudes pour une planète qu’il sillonne et dont il s’aperçoit que la beauté est aussi fragile que le verre de Murano qu’il adorait. Ses émerveillements, dans ses récits de voyage comme dans ses nouvelles et ses romans, n’affaiblissent jamais la lucidité du regard. L’écriture merveilleusement claire transcende sa simple légende de nomade chic ou d’homme «  affligé du mouvement  », pour reprendre l’expression de Nimier, et donne une tout autre coloration à son cosmopolitisme pour ceux qui veulent bien le lire un peu sérieusement. On ne voyage plus, nous dit déjà Morand, on fait ses courses dans un hypermarché planétaire dont les rayons s’uniformisent dangereusement.

Ce processus est aujourd’hui parvenu à son stade ultime, absurde, tragique et ridicule : on a récemment appris que 11 alpinistes étaient morts depuis le début de 2019 dans l’ascension de l’Everest, devenu l’objet d’un business touristique délirant, à cause de véritables embouteillages à 8 000 mètres d’altitude. Cette folie mortifère, Morand l’interrogeait dans Bains de mer, bain de rêve : « Est-ce hasard, ou fûmes-nous les premiers, par l’exemple et par l’écriture, à donner le signal de l’immense ruée actuelle vers l’eau et vers les cimes ? »

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Il est l’un des premiers à poser cette question, ce qui fait de lui un pionnier de ceux qu’on regroupe un peu hâtivement aujourd’hui sous le nom d’« écrivains voyageurs » et qui rencontrent un grand succès de librairie. Un succès révélateur chez les lecteurs d’un sentiment de perte né de la transformation, au siècle dernier, du voyage en tourisme, c’est-à-dire du remplacement d’une rencontre aventureuse avec le monde par sa consommation ostentatoire. Pour tout dire, il est peut-être le premier de nos écrivains à avoir compris qu’on ne pouvait plus voyager innocemment.

L’éloignement véritable devient impossible

Tout l’intérêt de cette anthologie de ses Voyages, établie et présentée par Olivier Aubertin, est dans la confrontation de Bains de Mer, Bains de rêve à d’autres textes antérieurs de Morand. Elle souligne l’ambiguïté d’un écrivain réactionnaire – on ne reviendra pas ici, encore une fois, sur son attitude collaborationniste pendant l’Occupation – qui entretient pourtant des relations ambiguës avec la modernité technologique comme l’automobile, la radio, l’avion. On trouvera ici, par exemple, un essai révélateur, intitulé « De la vitesse », extrait de Papiers d’identité. Le texte date de 1931. Morand y oscille en permanence entre l’effroi et l’extase. La vitesse, il confie l’avoir beaucoup aimée. Elle a été, et c’est tout de même ce qu’il y a de plus important pour un écrivain, un des éléments qui a créé son style unique, qui lui a donné cet art consommé de la métaphore éclair, de l’art de la concentration, de l’image qui fait de lui un surréaliste sans le surréalisme : on notera au passage qu’André Breton a été l’un de ses premiers admirateurs et que dans cet essai, Morand cite élogieusement Philippe Soupault.

Bruce Chatwin, 1979. Photo: Ulf Andersen / Aurimages / AFP
Bruce Chatwin, 1979. Photo: Ulf Andersen / Aurimages / AFP

La vitesse permet non seulement de voyager vite – ce qui est un oxymore –, de découvrir le monde « en quatre vingts francs » plutôt qu’en quatre-vingts jours. Mais la vitesse, en se banalisant, déforme les décors et les êtres. L’homme pressé, titre de son plus célèbre roman, est heureux de voir l’aiguille atteindre les 100 km/h sur le compteur de sa Packard flambant neuve jusqu’au moment où ce train d’enfer devient banal et engendre une monotonie paradoxale de l’accélération  : «  La vitesse tue la forme. D’un paysage vu à 500 à l’heure, que reste-t-il ? Rien. » La vitesse est ce délit de fuite qui ne mène plus nulle part. Morand l’expliquait déjà dix ans plus tôt dans Rien que la terre, titre ambigu qui laisse entendre que la Terre réduite par la vitesse n’est plus grand-chose et donne l’impression de « vivre à l’étroit sur une boule » ou « dans ce compartiment fermé à clé, scellé dans la classe unique de cette petite sphère perdue dans l’espace. » Les perceptions s’altèrent, les sentiments aussi et le mouvement, en abolissant la distance, rend impossible un véritable éloignement. Enfin, pardessus tout, la vitesse signe la fin du plaisir aristocratique d’être injoignable.

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Injoignable, le voilà le désir secret du voyageur. Il ne veut pas forcément aller loin : « Aimons la vitesse qui est le merveilleux moderne, mais vérifions toujours nos freins. » Le vrai voyageur veut d’abord se retrouver lui-même et il ne voit plus que le voyage pour ce faire, car il connaît la vieille malédiction pascalienne qui veut qu’il soit impossible à l’homme de demeurer seul dans sa chambre. À la différence de l’homme pascalien, le vrai voyageur estime que c’est dans l’errance, le nomadisme, qu’il peut enfin comprendre qui il est. Il lui faut donc apprendre à voyager différemment.

C’est à ce titre qu’on lira avec intérêt le bel essai biographique de Jennifer Lesieur sur Bruce Chatwin, Tu marcheras dans le soleil. Bruce Chatwin (1940-1989) a connu un immense succès avec En Patagonie, en 1977, qui a renouvelé la littérature de voyage. Biographe de Jack London, Jennifer Lesieur sait raconter la vie de cet Anglais courant d’air, au physique d’ange mais à l’âme tourmentée, un Rimbaud (le titre du livre est un vers du poète aux semelles de vent) dont l’errance est en même temps un moyen de se fuir et de se comprendre. Parlant d’En Patagonie, elle note : « Après tout, son livre n’était pas un livre sur la Patagonie. » Tout Chatwin est là, également résumé dans le titre d’une anthologie posthume Qu’est-ce que je fais là. Sans point d’interrogation, surtout. Parce que si Chatwin sait où il va, voire pour quoi il y va, il attend que le voyage en soi l’éclaire sur lui-même.

Brillant élève qui abandonne ses études, expert autodidacte chez Sotheby’s, homosexuel marié avec une femme qui le savait, journaliste occasionnel, un peu archéologue, mondain curieux, il rencontre nombre de célébrités, dont Malraux : « Malraux est seul. Il ne peut pas avoir de disciples. Il ne s’est jamais permis le luxe d’une croyance politique ou religieuse définitive, et il est trop remuant pour accepter la discipline de la vie universitaire. Il est inclassable, ce qui dans un monde de -ismes et de -logies est également impardonnable », écrit-il. On croirait un autoportrait.

Ce grand collectionneur et grand bibliophile, passions éminemment sédentaires, a pourtant toujours préféré les départs aux retours, au point de développer une véritable éthique du nomadisme. Que ce soit en Afghanistan, en Grèce, à New York, en Inde ou en Patagonie, Chatwin est d’abord un piéton. Certes, il vit à cent à l’heure, mais il marche lentement. Pour lui, le monde est la mesure de l’homme dès qu’il ralentit le pas, même dans une pampa désertée.

L’existence qu’a menée Chatwin, comme celle d’un Kerouac ou, aujourd’hui, d’un Tesson, prouve qu’il est toujours possible de voyager. Encore faut-il savoir que, ce qu’on trouve au bout du voyage, comme le buveur antique dans le fond des coupes grecques, une fois le vin bu, c’est son propre regard peint qui est aussi celui de la divinité.

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Article extrait du Magazine Causeur




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