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Mousquetaires et misérables : Dumas ou Hugo ?


Mousquetaires et misérables : Dumas ou Hugo ?
Statue d'Alexandre Dumas dans le 17e arr. à Paris, 20 avril 2001 LECARPENTIER/SIPA 00424314_000005

Il est des idoles intouchables — Hugo ou Zola sont des icônes sacrées pour la plupart des enseignants de Lettres. Peut-être est-il temps de raconter le vrai XIXe siècle littéraire, loin des idées reçues colportées par la tradition scolaire. Evelyne Pieiller vient de publier un puissant petit livre sur le sujet que notre chroniqueur a lu et aimé.


Le XIXe siècle est le siècle des révolutions : pas seulement la machine à vapeur ou le taylorisme, mais des révolutions réelles, avec barricades, tirs à balles réelles et flots de sang. À présenter les Romantiques comme une bande de jeunes gens languissants, pleurant des maîtresses trop tôt disparues (Lamartine) ou imaginaires (Nerval), on perd de vue ce qui fit l’essentiel de cette génération née entre la chute de Robespierre et celle de Napoléon : un singulier rapport au peuple — alors que le peuple est la grande invention du siècle.

Il est des périodes de grande fécondité génétique et intellectuelle. Dans un mouchoir de poche, entre les années 1797 (naissance de Vigny) et 1810 (naissance de Musset), sont arrivés une foule d’écrivains et d’artistes de tout premier plan (il y a eu une seconde floraison semblable dans les six ou sept dernières années du siècle). Balzac (1799), Hugo et Dumas (1802 — « Ce siècle avait deux ans »), George Sand (1804), Nerval (1807) — et Théophile Gautier en 1811. Une bande de copains — puis d’adversaires. Ils ont révolutionné la littérature, mais certains ont révolutionné tout court.

Prenez Dumas, qu’Evelyne Pieiller raconte dans le détail. Il est le fils d’un métis devenu général républicain, et il serait temps que les mieux pensants de mes collègues s’aperçoivent qu’il est bien plus intersectionnel que Hugo, qui fut durant la première moitié de sa vie un vendu en quête d’honneurs. Ou Zola, qui partageait l’antisémitisme de son époque — lisez L’Argent— et la crainte haineuse de la « populace ».

Dumas a écrit avec Georges (1843) le premier roman d’insurrection négrière. Mais surtout, il fut un véritable révolutionnaire, pendant que ses amis restaient à la fenêtre, ou se planquaient dans des caves, comme Delacroix — qui en sortit, enfin rassuré, pour peindre La liberté guidant le peuple et faire sa cour au roi bourgeois, Louis-Philippe. Fin de l’espérance, retour aux affaires. « Enrichissez-vous », clame Guizot. Musset, qui vaut bien mieux que ce qu’en pensent l’Université, ne s’en remettra pas. Ni lui, ni Lorenzaccio, qui lui aussi avait rêvé d’une révolution à Florence.

Le père de Dumas meurt quand son fils a trois ans, et le petit garçon — qui deviendra un géant d’1m90, aux yeux bleu faïence — n’a eu de cesse de réhabiliter papa (dans ses Mémoires), de le ressusciter : les quatre Mousquetaires sont une diffraction du père tant rêvé, Athos a sa noblesse d’âme, d’Artagnan son habileté aux armes, Porthos sa force herculéenne et Aramis sa séduction — il fut entre autres l’amant de Pauline Borghese, la sœur de Napoléon.

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Et de l’imiter. Ainsi, en juillet 1830, celui qui n’est encore qu’un auteur célébré de pièces historiques (il a créé le genre avec Henri III et sa cour, un an avant Hugo et Hernani) participe à l’insurrection, sauve du pillage du Louvre l’armure de François Ier, et part à Soissons avec un ami attaquer la garnison pour s’emparer de poudre et de fusils — ce qu’il réussit, seul contre quelques centaines d’hommes. Un géant.

C’est qu’il est républicain, pendant que Hugo est un monarchiste de stricte obédience. Il reste constamment en marge, crée avec ses Mousquetaires des modèles indépassables de désobéissance aux puissants, pendant que Totor intrigue pour devenir pair de France, vicomte et Académicien. Enfin, dégoûté de ce que Napoléon III fait de la Seconde République, au lieu d’aller prendre la pose à Guernesey, il part en Sicile sur une felouque affrétée à ses frais et pleine d’armes pour faire la révolution avec Garibaldi. Précisons que le mousse est sa très jeune maîtresse, costumée en garçon.

Il a fallu soixante ans à Hugo pour réaliser que le peuple était la grande force du siècle, et que c’est pour lui qu’il fallait écrire : les Misérables paraissent en 1862. Mais sachez-le, les Trois mousquetaires et le Comte de Monte-Cristo, écrits en 1843-1845, sont bien plus lus et édités dans le monde que le roman de Hugo. Claude Aziza a répertorié près d’une centaine d’adaptations cinématographiques des Mousquetaires — y compris une version pornographique mexicaine.

Bien sûr il plane dans l’université française, ce refuge de pédants impuissants, une rumeur sur les nègres de Dumas, qui s’est fait aider, çà et là, pour alimenter la prodigieuse machine à écrire. Du coup, on lui refuse les honneurs littéraires que l’on déverse par tombereaux sur Hugo — dont j’ai dit il y a quelques temps ce que je pensais. Ou sur Zola, grâce à l’affaire Dreyfus qui lui sert de passeport pour l’éternité. Sans lire réellement ce qu’il a écrit sur le peuple pendant la Commune et dans ses romans, et qui rejoint les invectives de Flaubert et même de Sand, qui n’était socialiste qu’à mi-temps, quand ça ne risquait pas de faire tourner ses confitures.

Evelyne Pieiller raconte magnifiquement qu’en Dumas le peuple a trouvé son chantre — avant que les Misérables prennent toute la place. Elle explique aussi ce qu’est un livre populaire : pas un best-seller (les titres à succès du XIXe siècle, la Porteuse de pain ou les Deux orphelines, sont aujourd’hui tombés dans l’oubli, comme tomberont très vite dans les poubelles de l’Histoire Eric-Emmanuel Schmitt, Virginie Grimaldi, Guillaume Musso ou Marc Levy), mais un livre qui résonne profondément : ce fut le cas des Mystères de Paris d’Eugène Sue, ou, au tournant du siècle, des aventures d’Arsène Lupin, publiées en pleine vague d’attentats anarchistes.

Hugo n’a pas tous les torts. Il a aimé et compris Dumas. À sa mort, il écrit à son fils, faiseur de succès (la Dame aux camélias) : « Ce qu’il sème, c’est l’idée française. » Dumas est la France que l’on tente aujourd’hui d’effacer. Les Mousquetaires, malgré Vingt ans après, (où les héros ont l’âge cette fois de leur créateur), malgré le Vicomte de Bragelonne, récit terrible de l’établissement de la monarchie absolue et de la mort de la jeunesse, restent éternellement jeunes et enthousiastes. Ce roman historique, explique fort bien Evelyne Pieiller, parle bien davantage des espoirs du XIXe siècle que des démêlés de la cour de Louis XIII. C’est le principe du roman historique, qui évoque autrefois en lorgnant sur aujourd’hui. Même que l’on appelle ça la double historicité.

Après avoir lu l’essai vivifiant de Pieiller, lisez ou relisez les Mousquetaires. Vous ne perdrez ni votre temps, ni votre été. Il y a plus de flamme dans ce roman-feuilleton haletant que dans tous les succès auto-proclamés qu’on tente de vous imposer. Comme il y a plus de générosité vraie chez Dumas, qui avec un ego géant ne prend jamais la pose, que chez Hugo, qui joue sur son rocher au grand solitaire, au génie incompris et au père désespéré.

Evelyne Pieiller, Mousquetaire et misérables, Agone, 239p., 17€

Christian Biet, Jean-Paul Brighelli et Jean-Luc Rispail, Alexandre Dumas ou les aventures d’un romancier, Gallimard, coll. Découvertes, 1986

Alexandre Dumas, les Trois mousquetaires — l’édition de Simone Bertière dans le Livre de Poche est sans doute la meilleure des éditions de poche, même si la préface de Roger Nimier à l’édition Folio est intéressante.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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