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Le prix du livre, pas si unique

La «loi Darcos», qui vise à conforter l'économie du livre et à renforcer l'équité et la confiance entre ses acteurs, est absurde


Le prix du livre, pas si unique
D.R.

La crise covid nous a permis d’apprendre que le livre est un « produit de première nécessité ». Et pour aider nos libraires de quartier à faire face aux crocs d’Amazon, les députés ont voté la loi Darcos censée encadrer le coût des frais de port. Mais ont-ils bien lu le texte ?


En 2020, le premier quinquennat Macron affrontait sa deuxième crise majeure après les gilets jaunes. Le pays se retrouvait sous la coupe d’un virus incontrôlable. Masques introuvables obligatoires, couvre-feu comme à la belle époque, contrôles aux frontières renforcés, une école supprimée puis rétablie (à demi-jauge !), vaccinations bureaucratiquement inorganisées, on multiplia les mesures.

En France, il ne faut surtout pas contrarier la rue Sébastien-Bottin

Une péripétie avait indigné. Cataloguées commerces non-essentiels, les librairies avaient dû rester closes. De quoi, non essentielles ? Au pays de Montaigne et de Victor Hugo, le petit commerce de la Culture pas mieux considéré qu’un salon de coiffure ou qu’une auto-école ? Déjà qu’on fermait les bars…

Même si un tiers de nos concitoyens lit moins de cinq livres par an (en comptant les ouvrages pratiques, les collections Harlequin et les ouvrages de Guillaume Musso), l’affaire fut considérée comme une gaffe.

Notre régime présidentiel comporte une particularité : le président y est devenu responsable de tout, à commencer de chaque couac. Emmanuel Macron fut désigné comme un obscurantiste mal intentionné, ennemi patenté de la Culture et suppôt néo-libéral du commerce en ligne. Il en fut contrarié. En politique élevé aux valeurs de la bourgeoisie lettrée, il savait qu’il ne faut jamais désespérer la rue Sébastien-Bottin.

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En juin 2021 sonna la fin de la pénitence. Les vacances arrivaient et la prochaine élection présidentielle approchait. Il s’agissait désormais d’organiser la bonne humeur généralisée et de lever les mesures démoralisatrices. On rouvrit les librairies, et l’on rameuta les troupes. Il fallait faire un geste en faveur des libraires, assorti d’une médiatisation maximale. Justement, leur syndicat avait pondu un rapport mal ficelé censé dénoncer un scandale : celui des frais d’envoi des livres en France. Pour expédier les ouvrages commandés par quelques milliers de leurs clients allergiques au e-commerce et incapables de se déplacer jusqu’à leurs boutiques, les librairies traditionnelles devaient avancer des frais élevés (répercutés parfois aux destinataires), alors que, de son côté, le fourbe Amazon les offrait à ses consommateurs. (Plus exactement, afin de contourner la loi Lang, il les facturait 0,01 euros !) Une concurrence estimée inéquitable.

Les libraires de quartier condamnés à la ruine ?

En réalité, le sujet était restreint. L’immense majorité des livres achetés en librairie sont emportés, ou commandés et récupérés, sur place. Il existait sans doute d’autres priorités pour la France. Mais pour regagner des opinions positives sur la rive droite comme sur la rive gauche, une pièce devait se jouer. Dans le rôle de la victime : le pauvre libraire de quartier condamné à la ruine. Dans celui du grand méchant loup : comme toujours, Amazon.

Il n’aurait pas été si compliqué de faire pression sur la Poste pour faire réduire ces fameux frais. Ceux-ci sont déjà très faibles pour les livres et revues expédiés à l’étranger. Mais c’eut été trop simple. Pour faire le show, rien ne vaut une loi. En moins de trois mois, on en torcha une, baptisée loi Darcos, qui fut adoptée à l’unanimité par l’assemblée, toutes tendances confondues. Les médias, tout aussi emballés applaudirent à leur tour. Et le syndicat des libraires se félicita avec lyrisme d’une immense victoire. Aujourd’hui, après avoir franchi les objections de Bruxelles, la loi va être mise en application. Rima Abdul Malak et M. Le Maire, ministres obéissants, l’ont annoncé en grande pompe. Les frais de port passent officiellement à trois euros minimum à compter d’octobre prochain. Ce tarif ne concernera que les livraisons inférieures à 35 euros. 

Il y a fort à parier qu’au moment du vote, nos représentants n’ont pas vraiment regardé le contenu d’un texte à visée prioritairement démagogique, rédigé à la va-vite et aux implications absurdes… Car cette loi est truffée de biais.

Un. La victime de la nouvelle loi, c’est d’abord le consommateur. 3,50 euros de supplément pour l’achat d’un Balzac en livre de poche à 6,60, c’est une sacrée augmentation. Tant pis pour la promotion de la lecture.

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Deux. Outre les livres numériques en constante progression, la mesure exclut de son champ d’application les livres d’occasion. Voici qui encourage des ventes sur lesquelles les auteurs ne touchent rien mais qui se soucie des auteurs ?

Trois. Amazon, s’il le désire, saura adapter ses pratiques. Exemple : la réduction du montant de ces fameux frais pour tout achat de panier groupé avec d’autres articles. Résultat : une loi inopérante.

Quatre. Le e-commerce est international. Les sites des pays frontaliers où passer commande de ses livres – pour continuer à se les faire livrer gratuitement – ne manquent pas.

Cinq. L’avantage réel pour les libraires sera faible. Il s’agit pour beaucoup d’une activité marginale. Et les autres trouvent que trois euros, c’est insuffisant…

Une loi-gag

Ne plaignons cependant pas trop la librairie traditionnelle. Elle a, et c’est heureux, les reins plus solides qu’on ne le laisse croire. Après une vague de banqueroutes, le secteur avait su s’adapter aux nouvelles donnes du marché. Même en 2020, en dépit de plusieurs mois de fermeture, et toujours selon leur propre syndicat, leur volume moyen d’activité annuel n’avait baissé que de 3,3% pour se raffermir les années suivantes. Et rappelons que le Centre national du Livre distribue généreusement des aides à la filière.

Ironiquement, le grand gagnant de cette loi-gag, c’est… Amazon ! Pour le choix, la livraison, la praticité, les consommateurs ont déjà plébiscité le géant de l’e-commerce. Les jeux sont faits. Ses coûts de livraison sont depuis longtemps intégrés dans son modèle économique, et voici qu’on lui offre un cadeau non demandé de trois euros par envoi. Et, avec le seuil de 35 euros, les consommateurs sont incités à augmenter le montant de leurs achats. Belle promo.

Touche finale : la voix pateline du président France d’Amazon qui se pose en défenseur des lecteurs et déplore que la loi Darcos se révèle inflationniste. Fortifié par les réticences à la loi exprimées par les institutions européennes, il tente maintenant d’en obtenir l’annulation auprès du Conseil d’État.

On le comprend.

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