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«Le désengagement de l’État de l’enseignement de l’arabe fait le bonheur des mosquées»

Entretien avec le sociologue Youssef Nouiouar


«Le désengagement de l’État de l’enseignement de l’arabe fait le bonheur des mosquées»
Enseignement de l'arabe à la mosquée Addawa, Paris, 2002. Auteurs : SIMON ISABELLE/SIPA. Numéro de reportage : 00463383_000003

De passage à Sète, après un reportage à Lunel, j’ai pu interroger Youssef Nouiouar, sociologue et professeur d’arabe, auteur d’une thèse sur la gestion du culte musulman en France. De ses entretiens avec une cinquantaine d’imams dans la région en 2015-2016, il a tiré de nombreux enseignements. Des attentes des musulmans français vis-à-vis des dirigeants de mosquées à l’enseignement de l’arabe, ses conclusions ont parfois de quoi surprendre. Entretien.


Daoud Boughezala. Vous identifiez une date-clé dans l’histoire de l’immigration musulmane en France : 1974. Pourquoi ?

Youssef Nouiouar. L’année 1974 correspond à la fin de l’immigration officielle et le début du regroupement familial. Avant 1974, on ne parlait pas de problème musulman en France, la pratique était individuelle et il n’y avait pas de revendications culturelles ou cultuelles. C’était une immigration majoritairement masculine avec une perspective de retour au pays d’origine. Des années 50 au début des années 70, les chefs de famille ne se préoccupaient que du souci financier. Ils travaillaient et envoyaient de l’argent, à leur famille restée au pays, à la fin du mois. C’était la mère, l’oncle, le cousin, qui s’occupait de l’éducation des enfants. Après 1974, et l’arrivée de jeunes générations de musulmans sur le sol français, les chefs de familles vont se confronter à de nouvelles responsabilités. En plus du souci financier, les pères vont se préoccuper de la transmission du patrimoine culturel aux nouvelles générations. Dès lors les musulmans de France connaîtront une dynamique, toujours en cours, pour la construction des mosquées et la création des associations cultuelles et culturels tout en respectant les lois de la république, ses valeurs et ses institutions. Une équation fragile qui peine à satisfaire les attentes des fidèles et à se maintenir dans la durée sans intervention des pouvoirs publics en France et dans les pays d’émigration. Les revendications se focaliseront autour de deux points précis : l’enseignement de la langue arabe (le turc pour la communauté turque) et la création de lieux de culte musulman.

1981 a donné un coup d’accélérateur à la création de mosquées en France.

La trajectoire des musulmans semble suivre un rythme septennal. En effet, vous voyez dans 1981 une nouvelle inflexion dans la place de l’islam en France. Qu’a changé l’arrivée de la gauche au pouvoir ?

1981 a donné un coup d’accélérateur à la création de mosquées en France. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, il n’y a plus d’obligation d’avoir la nationalité française pour créer une association. A l’époque, la Grande mosquée de Paris (GMP) détenait un monopole. C’est à partir du milieu des années 80 qu’ont émergé plusieurs organisations islamiques en France pour contrebalancer le poids de la GMP.

La Grande Mosquée de Paris est réputée très proche du régime algérien. Plus largement, les pays d’origine des immigrés musulmans s’ingèrent-ils trop dans la gestion du culte ?

Les pays d’origine ont pris progressivement conscience des enjeux stratégiques et géopolitiques liés à leurs ressortissants à l’étranger. Ils mobilisent à cette fin un capital matériel et relationnel important. Algérie, Maroc et Turquie continuent à financer quelques organisations et fédérations islamiques en France, à envoyer des professeurs ELCO (Enseignement Langue et Culture d’Origine) dans les écoles et des imams dans les mosquées de France. Nous remarquons un contraste dans la politique de ces pays et une lutte symbolique entre ces différents acteurs.  L’État marocain par exemple déclarait, à partir du début des années 2000, vouloir « encourager l’intégration et la cohabitation dans les sociétés d’accueil tout en préservant l’identité marocaine dans ses dimensions musulmane, arabe et amazighe, et (de) propager les valeurs religieuses et civilisationnelles fondées sur la tolérance, le dialogue et la cohabitation au sein de la communauté marocaine à l’étranger ». Le Maroc pousse par exemple à une meilleure intégration de ses ressortissants dans le pays où ils sont nés, mais en gardant un lien privilégié avec leur pays d’origine. A l’échelle familiale, les immigrés musulmans de France trouvent quelques difficultés à transmettre leur héritage culturel et religieux à leurs enfants.

Il y a 3000 mosquées en France

Les trous dans la chaîne de transmission compliquent probablement la tâche des imams. Favorise-t-elle l’islam des caves » ?

Dans les années 70 et 80, on parlait en effet d’islam des caves, la pratique se faisait souvent dans des salles de prières qui ne répondaient pas aux normes d’urbanisme. Les fidèles ont construit coûte à coûte leurs propres mosquées qui assurent un certain confort et la sérénité. Ils se sont mobilisés pour arriver à 3000 mosquées en France si bien que les simples salles de prière et « l’islam des caves » sont en voie de disparition.

Globalement, l’islam de France évolue du quantitatif vers le qualitatif. Les jeunes réclament de plus en plus de prêches en français parce que certains ne comprennent que peu d’éléments aux prêches en arabe. En matière de gouvernance, les fidèles dans certaines mosquées se sentent pris en otage par des dirigeants qui ne respectent pas les échéances électorales, l’alternance au bureau de l’association et la transparence en matière de la gestion financière. Ils réclament plus de démocratie dans les lieux de culte et se plaignent des dirigeants qui ne les représentent pas vraiment.

Le nombre de professeurs d’arabe est en chute libre, divisé de moitié ces cinq dernières années.

Un lieu de culte tel qu’une mosquée a-t-il vraiment vocation à être démocratique ?

Rappelons qu’en France toute mosquée est une association. Et qui dit association dit président, bureau, gestion administrative, gestion financière, enjeu de pouvoir. C’est ce qui crée la tension. Il est rare qu’en entrant dans une mosquée, on trouve les statuts de l’association, le nom du président, la composition du bureau, le rapport de la dernière assemblée générale… Généralement, c’est le président de l’association qui nomme et salarie l’imam. Parfois, il y a un président qui ne maîtrise pas le français, qui peine à affirmer son autorité face un imam compétent ou l’inverse. Cela entraîne une tension manifeste ou latente. Un imam a déclaré : « L’imam en France est assis sur un siège éjectable ! » A Montpellier, la grande mosquée de La Paillade a par exemple été le théâtre de plusieurs conflits allant jusqu’au tribunal. L’exemple de l’imam Khattabi en est une bonne illustration. Ce dernier a fini par créer sa propre mosquée « Aïcha », dans la zone industrielle de Montpellier. Khattabi est à la fois imam et dirigeant de cette mosquée.

Vous citez le cas d’un imam frère musulman. Cette mouvance a beaucoup investi le champ associatif et social, notamment via l’enseignement de l’arabe. L’éducation nationale porte-t-elle une responsabilité là-dedans ?

Oui. Le désengagement de l’État de l’enseignement de l’arabe est décevant. Le nombre de professeurs d’arabe est en chute libre, divisé de moitié ces cinq dernières années. Ils ne sont que deux cents professeurs d’arabe à l’heure actuelle. Le CAPES d’arabe est très fermé, avec deux ou trois profs recrutés à chaque concours contre 800 ou 900 profs d’anglais. L’Éducation nationale se désolidarise de cet enseignement. Cette politique fait le bonheur des mosquées et des associations culturelles où le nombre d’inscrits a été décuplé (cf. le rapport de Hakim El Karoui). Cela montre que la revendication de 1974 est toujours vivace : transmettre le patrimoine cultuel et culturel. Mais les politiques ne la prennent pas en compte.

Le financement étranger de l’islam de France est un fantasme.

Sans doute craignent-ils d’être accusés de faire le jeu de l’islamisme. Beaucoup voient la main de l’Arabie saoudite ou du Qatar derrière le financement et la construction de nouvelles mosquées. Ont-ils tort ?

Le financement étranger de l’islam de France est un fantasme. L’économie du culte repose essentiellement sur les dons des fidèles. La propagande autour du wahhabisme est également loin de la réalité du terrain. Certes il y a quelques percées et des tentatives pour influencer le discours religieux en France à travers des sites internet, des imams et des associations, mais on ne trouve aucune organisation ou fédération wahhabite au sein du CFCM ! L’islam de France reste majoritairement un islam sunnite traditionnel compatible avec les valeurs de la République. Il tente de trouver un point d’équilibre entre l’influence des pays d’origine et l’aspiration à une pratique et une organisation harmonieuse dans le contexte laïc.

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est journaliste.

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