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Laisser hâler


Laisser hâler

Le miel supplantant le marbre ? La morsure du soleil, la caresse de la poudre ? Ni Laclos ni Guitry ne l’auraient prédit. Inimaginable. Depuis deux mille ans, une dame ne pouvait être que fleur de Lune. De nacre. Son teint délicat devait, comme la toile virginale, figurer la moindre rougeur et souligner les fines traces d’un sang bleu. Les modes changeaient, qui ne changeaient rien : on se voilait, on se cloîtrait, et quand on ne se cloîtrait plus, on se poudrait ; la poudre éventée, aux bains, on s’aventurait en Léo et en chapeau. C’est qu’il fallait se garder de Phœbus ! La morbidesse ne devait rien au morbide : les Romantiques n’avaient fait école qu’en littérature – et encore… Mais il était entendu qu’une femme, une vraie, était une œuvre d’art, fragile et préservée. En aucun cas une viande rôtie. Du reste, c’est bien simple, seul le pauvre bronzait. Du bandit sarde au romanichel, il était invariablement noiraud.

Tout a pourtant basculé au XXe siècle. Désormais, pour être en beauté, il faut être hâlé. Pascal Ory, bien connu de tous les étudiants de Sciences-Po et de Navarre, analyse cette révolution dans son dernier essai : L’Invention du Bronzage[1. A dire vrai, voilà un auteur qu’on n’attendait pas exactement sur ce sujet – je veux dire : pas plus que feu René Rémond donnant une Histoire raisonnée du String.]. Que s’est-il donc passé ? La vox populi répond : les congés payés ! Les pauvres, enfin aux bords de mer, reviennent désormais à l’usine tannés pour trimer. Ils lancent une mode que rien n’arrêtera plus.

Eh bien non ! Ce sont les riches qui lanceront le mouvement. Bien avant l’élection de Blum, tout Auteuil se précipite sur l’Huile de Chaldée de Jean Patou (1927) ou sur celle de Coco Chanel (1933). On veut bronzer. Un fauve mondain comme Morand l’a très vite compris, qui, pour multiplier les conquêtes, exhibait son visage de « Mogol buriné » dans les réceptions et les bosquets des hôtels particuliers. Le mat de peau profite certes de la vogue des romans exotiques, du retour des officiers des colonies et de l’arrivée à Paris de richissimes rastaquouères, mais ce n’est pas tout. Il y a eu la Grande Boucherie. La « Der des der » a fait voler en éclats tous les codes de la bourgeoisie : on ne danse plus comme avant, on écoute des jazz band de Noirs, on se coupe à la garçonne et on s’attife drôlement. Il s’agit d’être vivant ! Et sans jamais vraiment prêter l’oreille au cri déjà lointain du baron de Coubertin : « Je rebronzerai une jeunesse veule et confinée ! »

Coup de soleil sur les élites seules car la France, elle, reste alors obstinément pâle. Mais viendront bientôt quatre années sépulcrales. Celles du Maréchal. On redécouvre le grand air de la campagne – il faut bien se mettre à l’abri, se rapprocher du paysan nourricier… – et l’on sort de cette histoire avec l’impression d’être laid. Chétif. Regardez ces Américains, qui nous libèrent. Comme ils sont grands, costauds, frappés au coin de la Victoire et du Soleil : ils ont fait la Tunisie, et l’Italie, ces enfants géants de Coney Island et de Miami ! C’est dit : le Français veut changer de corps. Sa peau, il a eu beau la sauver, il n’en veut plus. Adieu Chamfort : pour que le corps ne se brise, il faudra qu’il se bronze.
Bien vite, le bronzage deviendra un marqueur social. Et cruel. Malheur aux pauvres, rivés à leurs banlieues, qui n’ont pas les moyens de voyager ! La Côte, Biarritz, les yachts : le soleil atteste d’un statut, d’un standing. Jadis les riches étaient gros et les pauvres efflanqués ; les premiers sont aujourd’hui sveltes, les autres obèses. Même révolution copernicienne pour les épidermes : le Rmiste traîne son affligeante pâleur, tandis que publicitaires, animateurs et milliardaires reviennent des Bahamas. Le soleil vaut or.

Et ce qui se contemple dans la rue réjouit dans l’intimité. Car, n’en déplaise à Pascal Ory, il faut dire un mot de la révolution sexuelle. De ce qu’elle a changé dans l’appréciation des corps. Ah ! L’odeur d’une peau après le soleil, fût-elle autrichienne ou nippone… Ce parfum, ce grain, qui irrésistiblement appelle la lippe, qui à la marque du maillot invite à deviner l’intensité d’une pudeur, marque qui réclame qu’on en joue et qu’on la fixe du regard quand… Bref ! Puisqu’il est convenu de ne pas bronzer idiot, lisez donc Ory !

L'invention du bronzage : Essai d'une histoire culturelle

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David Martin-Castelnau est grand reporter, auteur des "Francophobes" (Fayard, 2002).

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