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Nourrir dans la dignité


Nourrir dans la dignité
Vaches laitières en Bretagne. Hannah Assouline.
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Vaches laitières en Bretagne. Hannah Assouline.

Il aura suffi de trois vidéos tournées en caméra cachée pour mettre en émoi l’opinion. À Alès en octobre, au Vigan en février, à Mauléon-Licharre en mars, on voit des employés d’abattoirs jetant des moutons vivants par-dessus des barrières, les assommant avec un crochet métallique, gazant des cochons agonisant dans une fosse, et achevant ces animaux perclus de douleur. Ces images aux allures de snuff movies ont été diffusées par l’association L214, article du Code rural qui reconnaît la « sensibilité » des animaux. Le cofondateur de l’ONG, Sébastien Arsac, la quarantaine, ne se cache pas derrière son petit doigt : « Notre but est l’abolition des abattoirs. Même si la biographie d’une vache n’est pas comparable à la vie d’un humain, imaginez les mêmes images avec des humains torturés et persécutés, ça fait penser à un camp d’extermination ! »

Derrière cette reductio ad hitlerum, point une idéologie bien précise : l’antispécisme. Théorisée par le philosophe australien Peter Singer, auteur de La Libération animale, cette théorie fait de l’animal une minorité opprimée comme les autres (femmes, noirs, homosexuels) et, en conséquence, voit dans toute différence de traitement entre bêtes et hommes une forme de racisme. Dans la droite ligne des Cahiers antispécistes, Sébastien Arsac et sa compagne Brigitte Gothière ont d’abord créé « Stop gavage » – pour dénoncer la fabrication du foie gras –, puis échafaudé L214 en 2008 afin de faire valoir un principe cardinal : « Le fait d’appartenir à une autre espèce que l’espèce humaine ne devrait pas être un système de discrimination », explique-t-il. Adieu, veaux, vaches, cochons et couvées de nos assiettes ? Pour un végan digne de ce nom, un seul critère d’appréciation compte : l’aptitude des animaux à ressentir des émotions. « Je n’aurai aucun problème à manger des huîtres et des moules si on me démontre demain qu’elles n’ont aucune sensibilité », m’avoue Sébastien, ravi que « 95 % des Français pensent qu’on ne doit pas tuer les animaux sans nécessité ». Probablement les mêmes qui prétendent regarder Arte tous les soirs…[access capability= »lire_inedits »]

Nantie de 16 000 adhérents à jour de cotisation et de 17 employés, L214 surfe sur une vague émotionnelle croissante, qui a fait passer ses militants « d’ayatollahs de la protection animale à avant-gardistes ». Grâce à la diffusion des vidéos d’abattoirs, obtenues par des complicités internes, la popularité de l’association a explosé au même rythme que sa notoriété. « À la fin des années 1990, notre courant plafonnait à 300 ou 400 adhérents alors que, le premier samedi de juin, on était 2500 à manifester sur un mot d’ordre assez radical : la fermeture des abattoirs. On compte 410 000 fans de notre page Facebook, c’est 200 000 de plus que Greenpeace France ! » se réjouit Sébastien. Qu’on le veuille ou non, un climat favorable à l’antispécisme s’installe progressivement sur la France, avec le succès des essais de l’excellent romancier américain Jonathan Safran Foer (Faut-il manger les animaux ?), ou celui d’Aymeric Caron – l’ex- bouffeur de réacs chez Ruquier – et du bouddhiste peace and love Matthieu Ricard. Après la reconnaissance de l’animal comme une personne par le Parlement, l’introduction prochaine de cours sur l’éthique animale à l’université de Limoges, l’Assemblée nationale a ouvert une commission d’enquête sur les abattoirs, présidée par le député divers gauche Olivier Falorni.

Pourtant, la communauté des mangeurs de barbaque continue de rassembler 97 % des Français, qui découpent leur gigot avec la mauvaise conscience du bourgeois qui va aux putes puis à confesse. Tout radical qu’il est, Sébastien Arsac ne blâme pas ces supposés tartuffes : « Je suis conscient des problèmes de pétrole, mais j’ai du mal à me passer de voiture… » Des voix cruelles décèlent sous ce pragmatisme l’opportunisme d’une boîte de com’ habituée à distiller des images choc pour émouvoir le public.

Il faut bien l’admettre, plutôt que de protéger activement les animaux, L214 tâche de « sensibiliser » les humains à leur souffrance. Pour prendre soin des bêtes d’abattoirs maltraitées, d’autres associations prennent le relais, l’Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA) au premier chef. Depuis 55 ans, l’OABA applique une stratégie réformiste, avec quelques conquêtes notables telles que l’obligation légale d’étourdissement (1964) de l’animal avant abattage ou le retrait administratif des bêtes maltraitées par leur propriétaire (1999).

Si vous n’êtes pas diplômé d’un CAP de boucher charcutier ou féru d’équarrissage, une petite mise au point technique s’impose avant d’entrer dans le vif du rumsteck. Avant d’être abattu, tout animal destiné à finir dans vos assiettes doit être saigné afin d’éviter la propagation des bactéries et de préserver sa carcasse. Or la saignée fait inexorablement souffrir la bête, qu’il faut donc étourdir dans le plus court laps de temps possible. Sur les quelque 250[1. Un chiffre en constante diminution depuis quinze ans, en raison de la concentration des abattoirs.] établissements français d’abattage, ultra majoritairement laïcs, seuls huit pratiquent la méthode d’étourdissement la plus cruelle du marché : le gazage au CO2. Dans la majorité des cas, les abatteurs ont recours à des méthodes d’étourdissement bien plus rapides : le pistolet d’abattage – dont la tige entre dans la boîte crânienne de l’animal pour détruire les centres de la douleur et provoquer sa mort cérébrale en un centième de seconde – ou le choc électrique – agissant également sur le cerveau pour endormir les moutons, porcs ou volailles avant la saignée.

Reste le cas épineux de l’abattage rituel par la mise à mort sans étourdissement. « C’est odieux, la bête demande parfois cinq ou six minutes à mourir. Mais si aucune discussion n’est possible avec les abattoirs cashers[2. Selon le rite judaïque, l’animal doit être entièrement conscient lorsqu’on l’abat. À noter que les abattoirs cashers représentent moins de 1% du total des abattoirs français.], on a obtenu de certains musulmans qu’ils acceptent l’étourdissement réversible. À Sisteron, dans le plus grand abattoir halal d’Europe, grâce au choc électrique, l’animal est inconscient quand on l’abat », indique le président de l’Œuvre Jean-Pierre Kieffer. Jugée compromise avec le système d’abattage industriel par ses détracteurs, l’OABA « met les mains dans le cambouis », envoie ses inspecteurs contrôler 80 abattoirs par an et exige la vidéosurveillance de toutes les chaînes de mise à mort pour prévenir la maltraitance des animaux.

À terme, aussi bien l’OABA que L214 rêvent d’un monde sans viande ni abattoir. Ne peut-on pas décemment aimer les animaux et déguster une entrecôte la conscience tranquille ? Pour Jocelyne Porcher, ancienne bergère devenue experte des relations affectives entre bêtes et humains, la réponse coule de source. « Les animaux comme les moutons n’ont pas envie d’être libérés. Ils sont mieux avec nous que sans nous car dans la nature, ce sont davantage des proies que des prédateurs », explique-t-elle. Et la sociologue de distinguer élevage et production animale. Si le premier a toujours été le propre de l’homme, la seconde dérive de la domination du capitalisme industriel au xixe siècle, lequel a amené scientifiques et industriels à exploiter à grande échelle les animaux, en les considérant comme des machines dénuées d’âme.

Le 16 juin, son compagnon de route Stéphane Dinard, petit éleveur de cochons et de vaches en Dordogne, a été auditionné au Palais-Bourbon par la commission d’enquête Falorni. En toute illégalité, depuis une dizaine d’années, ce dernier abat ses bêtes dans sa ferme car il refuse de leur imposer l’angoisse et la souffrance du transport puis de l’attente. Devant des députés médusés, Dinard a raconté par le menu avoir installé une pièce d’abattage ainsi qu’un laboratoire doté d’une chambre froide pour permettre à des professionnels de la découpe d’officier dans les meilleures conditions possibles. Le tout sans autorisation ni contrôle sanitaire aucun. Sa clientèle locale s’en trouve ravie mais ne se fait pas d’illusions sur l’avenir des abattoirs de proximité. Nourrir 65 millions de Français dans la dignité renchérirait le coût de la viande et nuirait ainsi à la grande distribution. De l’aveu même de Stéphane Dinard, « à l’heure actuelle, l’abattoir mobile est dans l’incapacité d’absorber la demande industrielle [Ndlr : 34 millions d’animaux tués chaque année en France] ». Son expérimentation légale, comme en Suède ou en Hongrie, promettrait néanmoins un avenir plus digne au bétail.

Partisane de cette troisième voie entre industrialisme effréné et véganisme sectaire, Jocelyne Porcher ne ménage pas ses critiques contre l’antispécisme tendance L214 : « Ces gens-là ont un problème avec la nature, la vie et la finitude. Si la mort des animaux leur est insupportable, c’est parce qu’ils rejettent leur propre mort. » Qui plus est, la perspective d’un monde hors-sol où le citoyen écoresponsable se nourrirait de protéines artificielles a de quoi faire frémir. Comme dans le film Soleil vert, la privation de viande pourrait nous conduire à manger de l’homme.[/access]

Septembre 2016 - #38

Article extrait du Magazine Causeur



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