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La beauté, une idée (pas si) neuve en Europe

Etienne Barilier, "Réenchanter le monde. L’Europe et la beauté" (PUF, 2023)


La beauté, une idée (pas si) neuve en Europe
Portrait de jeune fille de Ginevra Cantofoli DR.

Dans un essai court mais d’une érudition enlevée, Etienne Barilier regarde l’itinéraire de l’Idée de Beauté en Europe (et dans les extensions orientales et occidentales de celle-ci, la Russie et les États-Unis). Face à un Occident qui ne peut plus se voir en peinture, l’écrivain suisse, auteur d’une soixantaine d’ouvrages, nous invite à regarder nos œuvres, nos tableaux, nos grands textes, car « de la beauté dont nous avons été capables, il faut parler ».


Pouvoir de nouveau se voir en peinture

Il aura fallu un long XXème siècle pour se laisser aller à cette mélancolie de soi. Ça commence en 1914, avec la Crise de l’esprit de Paul Valéry, ça se conclut par la sentence assassine de Susan Sontag : « La vérité est que Mozart, Pascal, l’algèbre de Boole, Shakespeare, le gouvernement parlementaire, les églises baroques, Newton, l’émancipation des femmes, Kant, Marx, les ballets de Balanchine etc.. n’absolvent pas ce que cette civilisation en particulier a forgé dans le monde. La race blanche est vraiment le cancer de l’histoire humaine, c’est la race blanche, et la race blanche seule, avec ses idéologies et ses inventions, qui a éradiqué les civilisations autonomes partout où elles se sont déployées, qui a bouleversé l’équilibre écologique de la planète, et qui aujourd’hui menace l’existence même de la vie ». Certes, un certain nombre de crimes inouïs sont passés par là, et ont été de nature à éradiquer toute confiance en soi. Faut-il jeter trois ou quatre mille ans d’esthétique occidentale avec l’eau du bain ? Après tout, rappelle l’auteur, le Japon, lui aussi, « a commis nombre d’atrocités avant et pendant la Seconde Guerre mondiale mais (…) personne ne songe, ni les Japonais ni le reste du monde, à décréter que par conséquent les rouleaux et les paravents de soie du musée de Kyoto, le Kinkaku-Ji, les films de Mizoguchi ou les romans de Kawabata et de Tanizaki sont à jeter aux orties pour causes d’impuissance à racheter les crimes nippons ».

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Dans son essai, Etienne Barilier propose de mettre en sourdine le sens critique hypertrophié de l’Occident – avec pour résultat, le désenchantement du monde. Après tout, d’autres civilisations, paisiblement installées sur leurs légendes dorées, ne se remettent pas en cause aussi facilement. Il fait également dialoguer les grands esprits européens. Depuis Platon, le Beau doit vivre dans un étroit compagnonnage avec le Vrai et le Bon qui lui sont collés aux basques comme les deux larrons au Christ sur la croix. L’auteur montre comment la littérature extrême-orientale, et en particulier japonaise, échappe (à peu près) à cette triade, signe que ces trois idées n’étaient pas obligatoirement faites pour vivre ensemble.

Trop beau pour être faux

L’auteur passe par un long détour et nous raconte l’histoire du portrait de jeune fille de Ginevra Cantofoli (première moitié du XVIIème siècle). Pendant très longtemps, il fut attribué à Guido Reni et associé au triste sort de Béatrice Cenci, fille d’un aristocrate romain qui avait eu à se débarrasser de son paternel à coups de marteau pour déjouer les tentatives d’inceste d’icelui. Condamnée à la décapitation, Beatrice Cenci a ému les Romains. Pendant plusieurs siècles, les grands esprits européens s’émerveillèrent devant le tableau. « Désespoir, chagrin, pathétique », pour les uns, « tristesse insondable » pour les autres, « sauvagerie d’une terreur combattue et surmontée » pour Dickens. Jusqu’à ce que les historiens s’aperçoivent qu’il s’agissait d’une peintre bolonaise par une autre peintre, sans aspiration particulièrement tragique. Plutôt que de faire des gorges chaudes de cette méprise historique, l’auteur propose ceci : « Shelley, Hawthorne, Disckens, Melville, Artaud, malgré les minutes du procès, les listes d’état civil et les autres documents d’archives, créent une réalité poétique, et cette réalité, plus que les faits bruts, nous livre une vérité précieuse. La méditation d’une Béatrice Cenci purement fantasmatique a permis à ces créateurs d’atteindre aux profondeurs de l’âme humaine. Cela ne veut pas dire que leurs inventions, si belles soient-elles, puissent prétendre à remplacer la vérité historique. Mais peut-être nous enrichissent-elles mieux que celle-ci ne parvient à le faire ».

Shakespeare ou une paire de bottes

À partir du XIXème siècle, le Beau semble débuter un nouveau compagnonnage avec le mal en Occident, parmi « les mystiques de la beauté satanique, de la beauté fleur du mal » ; inversion des valeurs et transgression des signes qui ne sont possibles que parce que les signes préexistent et sont toujours là. Il y a aussi, en Russie, la discussion entre Tolstoï – qui demandait : « Que vaut Shakespeare en face d’une paire de botte, pour celui qui doit marcher pieds nus ? » – et Dostoïevski, qui répondait, dans Les Démons : « Et moi je déclare que Shakespeare et Raphaël sont au-dessus de l’émancipation des paysans, au-dessus de la nationalité, au-dessus du socialisme, au-dessus de la jeune génération, au-dessus de la chimie, au-dessus presque de l’humanité toute entière car ils sont déjà le fruit, le vrai fruit de l’humanité, le plus beau fruit peut-être qu’elle ne puisse jamais donner, car ils réalisent déjà une forme de beauté parfaite, sans laquelle je ne consentirai peut-être pas à vivre… ». À travers le personnage de Nicolaï Stavroguine, Dostoïevski pressent le nihilisme révolutionnaire qui guette.

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Avec Wagner et Céline, l’esthétique va même s’acoquiner avec l’antisémitisme. Etienne Barilier suggère qu’il est possible de se frayer un chemin vers le beau sans se laisser infester par le poison de ces œuvres : « Mais lorsque la beauté n’a pas transmué le mal et semble l’abriter en son sein, chez un Wagner, un Céline ? Je crois que si nous savons les lire ou les écouter, nous pouvons en recueillir la lumière sans être pris dans le vertige de leur nuit secrète. Oui, chez Céline ou chez Wagner, le mal est au cœur de l’œuvre, transie du désir de mort ou de pouvoir. Mais la lumière du beau n’en est pas éteinte pour autant ».

Alors ? Si l’on veut croire que la Beauté sauvera le monde (Dostoïevski) et que l’Europe ne se fera qu’au bord du tombeau (Nietzsche), alors peut-être que la grande parousie salvatrice n’est plus très loin.

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