Grenoble, capitale de l’Eurasie


Grenoble, capitale de l’Eurasie

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« Pourtant, que la montagne est belle… , se dit le voyageur qui arrive à Grenoble. Dans ce Hollywood des nanotechnologies devenu le mois dernier la première ville écologiste de France, le festival géopolitique annuel amène une bouffée d’air du large. En tous les cas, les organisateurs du symposium[1. Jean-Marc Huissoud, directeur du master en relations internationales de l’école de management de Grenoble et Pascal Gauchon,professeur à PrepaSup, éditeur aux Presses Universitaires de France.] ont eu le nez creux ; bien avant que les médias ne redécouvrent la question russe, ils avaient choisi comme thème de l’édition 2014 « L’Eurasie : l’avenir de l’Europe ? ». Quezaco ? Pascal Gauchon, co-organisateur du festival, distingue deux grandes conceptions de l’eurasisme[2. « Entre Asie et Europe, entre Russie et Amérique », Pascal Gauchon, Conflits n°1, printemps 2014.], dans sa nouvelle revue Conflits. D’un côté, la perspective d’un nouvel Empire russe élargi à sa périphérie semble animer Vladimir Poutine. De l’autre, le fantasme d’une Europe s’étendant de Brest à Vladivostok ne fait plus vibrer que quelques esprits perdus dans les limbes de l’abstraction. Anti-occidentaliste, préférant la realpolitik aux droits de l’homme, opposé aux ingérences, le plus petit dénominateur commun entre ces deux acceptions du mot et de la chose peut se résumer à une suite de négations.

Tout ceci exhale un petit parfum multipolaire voire atlantosceptique ? Ne nous y trompons pas : Eurasie rime quasi-systématiquement avec Russie. Dans les couloirs de « Sup de Co Grenoble », l’inexpressive trombine de Poutine se fait omniprésente, des tableaux psychédéliques représentant un président russe cagoulé aux sacs en plastique de la revue Conflits estampillés « Que veut Poutine ?» C’est que Moscou représente le cœur du projet eurasiatique : quelle autre puissance peut se targuer d’une immensité continentale qui s’étend de l’Arctique au Pacifique, en passant par la Mer Noire et quelques millions de km2 de plaines sibériennes ?

Même les Turcs qui se hasardent à penser l’Eurasie annexent leur position sur leur relation à l’ogre russe, avance Tancrède Josseran au public grenoblois. Nous sommes tous des mongols, pourraient scander de conserve Turcs, Russes voire Chinois ouïghours. Car le berceau historique des hordes qui conquirent Byzance en 1453 se situe aux confins de l’Asie centrale, dans ce « couloir des invasions » où Slaves de la forêt et Turcs de la steppe se croisèrent au temps de Gengis Kahn. Le héros mongol sert de pont mythique entre Russes et Turcs, que l’Union européenne pousse involontairement dans les bras l’un de l’autre. Comme dans les années 1920, lors des fiançailles avortées de Lénine et Atatürk, les deux puissances régionales affectent de s’apprécier, un parti kémalo-maoïste (!) défendant carrément l’alliance eurasiste avec Moscou, quitte à ne convaincre que 0.38% de l’électorat aux dernières législatives turques ! Rires  étouffés dans la salle. Quoique gagnée par quelques penchants eurasistes, la Turquie peine à faire son trou en Asie centrale, région où la langue russe et les satrapes issus de l’ancienne nomenklatura soviétique y manient le knout mieux que quiconque…

Dans le même temps, Moscou reprend pied dans les marches centre-asiatiques de son empire après la décennie d’abaissement national des années Eltsine et de son chef de la diplomatie Andreï Kozyrev, surnommé « Monsieur Da » pour son aménité légendaire[2. Rappelons que les Américains avaient surnommé Khrouchtchev « Monsieur Niet ».]. À l’occidentalisme des premières années post-soviétiques, succède une politique de puissance pragmatique teintée de néo-eurasisme, sous la houlette de Vladimir Poutine. On comprend que les premiers cercles du pouvoir russe trouvent quelque avantage à laisser dire que l’eurasisme ésotérique d’un Alexandre Douguine, un temps associé au trublion Limonov au sein du Parti national-bolchévique, guide ses pas. Fondamentalement, le retour en grâce de l’idéologie eurasiste, née chez les émigrés blancs des années 1920 et 1930, est l’une des conséquences tardives de la chute de l’URSS. Du jour au lendemain, 20 millions de Russes se sont retrouvés citoyens d’un autre pays que le leur, reposant la question des frontières culturelles et géographiques. A l’image du géostratège Sergueï Karaganov, les actuels conseillers de Poutine exhument les théories eurasistes du siècle dernier : Nicolas Troubetzkoï, Piotr Stavinski et Lev Goumilev voyaient dans l’Empire multiethnique russe, un « troisième continent » distinct de l’Occident comme de l’Asie, dans le prolongement des Mongols de Gengis Kahn, dont bien des Russes, disent-ils, partageraient le gros morceau du génotype.

Mais quelques parentés chromosomiques ne font pas l’alpha et l’oméga des relations internationales. Si j’en crois les chiffres édifiants avancés en grand amphi dans un français parfait par Vladimir Kolossov, président de l’Union géographique internationale, les échanges au sein de l’ancien espace soviétique avancent à la vitesse d’un moujik unijambiste. A l’intérieur de la Communauté des Etats Indépendants (CEI), coquille vide qui a succédé à l’URSS, en vingt ans, les transactions commerciales mutuelles ont reculé de 60% à 20% des échanges. Même l’Union douanière scellée depuis quelques années entre Russes, Kazakhs – dont le président Nazarbaïev a consacré l’eurasisme comme l’idéologie officielle de son régime ! – peine à prendre du poil de la bête. Preuve qu’un tarif extérieur commun n’a jamais fait le printemps, les échanges commerciaux entre Moscou, Astana et Minsk ont régressé de 6% en 2013 par rapport à l’année précédente.

« L’étranger proche », voilà comment le Kremlin nomme les anciennes républiques soviétiques qui forment « la sphère de ses intérêts privilégiés », selon l’expression employée par Medvedev, en 2008, pendant sa première année de mandat présidentiel. Grosso modo, les « « frontières de sécurité » définies par la doctrine militaire russe correspondent au glacis des Etats de la CEI, de l’Asie centrale à l’Ukraine. C’est là que le bât blesse. Non que l’ancien grand frère se sente à nouveau pousser des ailes impérialistes, mais au sentiment d’encerclement par l’OTAN et le parapluie anti-missiles américain, s’ajoute une sourde hostilité de l’Union européenne. « En Russie, on estime avoir été bien mal récompensé d’avoir accepté de laisser les pays de l’Est libres de leur destin en 1989, dissous le pacte de Varsovie, puis accepté l’implosion de l’URSS. »[3. Voir « La Russie, un acteur international par la force de sa géographie », Pascal Marchand, Diplomatie n°66, janvier-février 2014.], explique Pascal Marchand, auteur d’une passionnante Géopolitique de la Russie (PUF, 2014).

Pour le jeune chercheur David Teurtrie, l’affaire ukrainienne est l’éclatante démonstration de l’affrontement atlanto-russe. Aux derniers mois du pouvoir vacillant d’Ianoukovitch, l’Union européenne l’a contraint à opérer un choix binaire et exclusif : le « partenariat oriental » avec Bruxelles ou le pas de deux eurasiatique avec Moscou.  « Partenariat oriental » : ainsi se nomme la politique de voisinage est-européenne des 28, dirigée vers les ex-pays satellites de l’URSS, à l’exclusion explicite… de la Russie. Sous la pression des Etats baltes et de la Pologne, l’UE s’enfonce dans la diplomatie de l’affront.

Nous et les autres, telle fut donc l’alternative exclusive proposée à l’Ukraine. Bilan des courses : le désormais ancien régime de Kiev opposa un niet aux Européens après avoir mesuré l’importance de ses relations énergétiques et économiques avec le frère grand-russe. Réduits à un rôle d’intermédiaires entre la place Maïdan et le pouvoir de l’oligarque corrompu Ianoukovitch, Français, Allemands et Polonais négocièrent  avec Russes et Ukrainiens l’ accord de transition du 21 février  prévoyant la formation d’un gouvernement national. Las, souligne Pascal Marchand dans son grand oral grenoblois, ce compromis tint… 12 heures, jusqu’à la destitution surprise du président ukrainien !

Un homme comme Poutine ayant tous les défauts du monde sauf l’irréalisme, il tâche de consolider ses intérêts continentaux sans se faire d’illusions sur les chances d’une Europe émancipée de l’OTAN. Puisque l’avenir économique du monde emprunte la route de la soie, Vladimir Poutine réoriente ses priorités vers l’Est. Sachant que la Vieille Europe n’est rien sans les Etats du rivage asiatique, Moscou s’emploie à réacheminer son gaz et son pétrole – d’où l’Etat russe tire 90% de ses recettes – vers la Chine tout en développant des programmes de coopérations technologiques et militaires très poussées avec l’Inde (4).Au milieu de ce grand jeu, l’Union douanière eurasiatique n’a aucune vocation immédiate à concurrencer l’UE : la puissance, c’est comme le tango, il faut être deux pour l’esquisser…

Retour au concret. Alors que le festival touche à sa fin, de retour de Simferopol, le grand reporter de guerre Renaud Girard raconte avec truculence son voyage Kiev-Simféropol, digne des tribulations de Tintin entre la Syldavie et la Bordurie. Avant même les résultats du referendum d’autodétermination, des miliciens criméens pro-russes l’accueillirent à l’entrée de la presqu’île, le pistolet sur la tempe, avant de le libérer de leur étreinte, moyennant une fouille au corps approfondie… L’espace d’une minute, le journaliste du Figaro imagine le pire : et si, en avril 2008, l’Alliance atlantique avait intégré la Géorgie et l’Ukraine en son sein, comme le souhaitait George W. Bush ? L’adhésion de ces deux Etats aurait transformé en déflagration mondiale l’escarmouche russo-géorgienne de l’été 2008 avant de provoquer un conflit Est/Ouest dans la baie de Sébastopol, où mouille la flotte russe…

Après un repas bien arrosé, Girard, en quête d’un dernier verre, enchaîne les anecdotes à l’heure où les gens raisonnables rentrent dans leurs pénates. Il est minuit passé. Grenoble by (saturday) night enfile son bas de contention, en attendant l’édition 2015 du festival. « À quoi servent les frontières ? » : un sujet d’une actualité inaltérable. Espérons que l’année prochaine je mettrai moins d’une heure et demie à retrouver mon hôtel à la nuit tombée… J’ai encore des progrès à faire en géographie.



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