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Simenon, un pedigree hors-norme

Un portrait au fusain de Jean-Baptiste Baronian


Simenon, un pedigree hors-norme
Georges Simenon © AP / SIPA 0302131712 / Archive de 1981

Jean-Baptiste Baronian publie un essai sur Georges Simenon aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux. De quoi peut-être vous réconcilier avec l’auteur magistral des Commissaire Maigret.


Je suis en froid avec Simenon comme on l’est avec un vieil ami de la Communale. Une brouille tenace et ancienne. L’œuvre m’étouffe. Elle alourdit mes pensées. Voilà, c’est dit, je n’en suis pas fier. Je suis même indisposé par l’agenouillement collectif de la profession devant le phénomène belge. La critique l’a enfermé dans un mausolée. Et gare aux profanateurs ! Il est intouchable et insurmontable pour l’éternité. Toute retenue sera perçue comme un manque de discernement ou un excès de jalousie, une marque de faiblesse dans les deux cas.

Jules Maigret, je n’en peux plus

Il faut avouer que l’écrivain me poursuit depuis l’enfance, des bords de Loire, perché dans le château de Tracy à l’étrange pavillon-clinique d’Epalinges, j’ai suivi son itinéraire austère. Je me suis même rendu, un été, à Paray-le Frésil dans les profondeurs de l’Allier sur les traces de l’Affaire Saint-Fiacre. Tout a fini un jour pourtant par m’agacer chez lui, le diffuseur d’ambiance et le styliste à l’étouffée. L’atmosphère viciée et les existences comprimées. J’ai perdu jusqu’au goût primaire de sa lecture. Sa narration si chiche, ses mots éteints, ses obsessions de l’homme nu, cette sécheresse sémantique et son héros, Jules Maigret, bonhomme fatigué à la mécanique pâteuse, je n’en peux plus. La pipe me donne la nausée et le chapeau mou provoque un flottement dans mon esprit. Simenon m’a anesthésié.

Par réaction, je me suis calfeutré ces dernières années dans les mystères de Léo Malet, son Burma cabossé et anar, éparpillé et décorseté répond mieux à mes errements du moment. J’y puise du nerf et aussi une forme de résistance. Simenon est passé du côté de l’ordre et des institutions sérieuses. Les fourvoyeurs de la littérature. Embrigadé par les intellos du stylo-plume tout penauds d’avoir raté Céline, il est devenu la nouvelle mascotte des littérateurs du soir. J’ai presque envisagé de ne plus jamais l’ouvrir, un peu par forfanterie, beaucoup par lassitude.

Et puis, j’ai lu  Simenon, romancier absolu , un essai de Jean-Baptiste Baronian aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Ce touche-tout prolixe, spécialiste de Baudelaire et du roman policier, anthologiste de la sorcellerie et du fantastique, m’a réconcilié avec l’auteur magistral, plus génie créateur que bête de foire. Membre de l’Académie royale de Belgique, Baronian n’est pas un tortionnaire des lettres. Il ne s’exprime pas par oukases. Il aborde Simenon par des rives vierges. Il ne compile pas des informations mille fois lues. Il désaxe pour mieux éclairer.

Un portrait sensible et léger, étrange et amusant

Il interroge sans mettre en garde à vue. « Simenon, au fond, n’est jamais aussi bon romancier que lorsqu’il se met dans la peau des autres, des hommes nus – dans leur peau, oui, dans leur corps, dans leurs viscères et non pas dans leur intellect » écrit-il, une façon d’écarter tous les exégètes à larges visières. Baronian n’a pas la volonté de tout expliquer mais plutôt de dessiner à main levée, un portrait sensible et léger, étrange et amusant. Simenon (1903-1989) dont nous fêtons le trentième anniversaire de la disparition se prête tellement bien à l’exercice du divan.

Il est un patient choyé par les médecins. Il ne s’appartient plus. Ses chiffres de vente et cette montagne de livres engloutissent toute tentative de réflexion. On l’allonge plus sur un canapé qu’on ne le lit avec attention. On chasse toujours l’obscur entre ses lignes, on fantasme sur ses zones d’ombre et on oublie simplement et humblement d’apprécier la rigueur de sa prose. Baronian l’appréhende sans arrière-pensées. Il n’est pas de ces enquêteurs qui ont déjà la clé de l’énigme avant de commencer. Baronian relève, par exemple, que « Chez Simenon, les lieux où il situe le décor de ses livres ne coïncident pas souvent avec l’endroit où il se trouve lui, en chair et en os, au moment où il est occupé à les écrire, au moment où il se met, comme électrisé et presque envoûté, je le répète dans la peau de ses personnages ». Comme dans le jeu de l’oie, Baronian avance ses pions, en spirale, pour finir par cerner un Simenon si trouble et instable. Il entrouvre des portes de service sans liens apparents entre elles (la ville de Liège, l’absence de culottes, la figure de Cocteau, Noland ou l’affaire Jaccoud et Radio-Genève) pour attraper au vol une réalité. Simenon est un drôle d’oiseau difficile à saisir. Le brouillage étant sa seconde nature. Baronian réussit à redonner de la mâche à l’écrivain et, avouons-le, il m’a réouvert l’appétit.

Après avoir refermé son essai, j’ai couru dans ma bibliothèque me plonger dans Pedigree  et j’ai retrouvé le délicieux coté gluant de Simenon, indécollable de ma mémoire.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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