Accueil Culture Paris: ex-startupeuse ouvre fromagerie artisanale

Paris: ex-startupeuse ouvre fromagerie artisanale

Quand le nouveau monde ne peut pas se passer de l'ancien


Paris: ex-startupeuse ouvre fromagerie artisanale
Clara Solvit dans sa fromagerie La Fontaine à Paris. ©ET

A Paris, une jeune femme a repris la fromagerie traditionnelle La Fontaine. Après des années passées dans la com’ ou l’économie, Clara Solvit a ressenti le besoin de faire un métier qui, à ses yeux, comptait vraiment: artisan-fromager.


« Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromage ? » (Charles de Gaulle)

« L’âge importe peu à moins d’être un fromage. » (Luis Buñuel)

Beaucoup de Français partis vivre au Canada, en Australie ou au Qatar, s’en sont revenus dare-dare, après s’être rendus compte qu’ils ne pouvaient tout simplement pas se passer de fromages au lait cru. Car, pour un Français, aller chez un bon fromager, qui plante son doigt dans un époisses de Bourgogne affiné au marc (Napoléon en raffolait avec un verre de Chambertin) est, quand même, l’un des plaisirs de la vie, et un vrai signe d’appartenance à la civilisation française qui irrigue sa mémoire, ses veines, son cœur.

La fromagerie de Marcel Proust ?

Nous sommes d’ailleurs quelques-uns à avoir proposé au ministre de l’Education nationale une initiation aux fromages au lait cru à nos enfants de sixième, avec cartes de France Vidal de la Blache suspendues au tableau à l’appui, histoire de leur montrer où se trouve l’Auvergne et le Pays basque, et, accessoirement, de leur rappeler que les chabichou du Poitou descendent directement des chèvres laissées par les Sarrasins, lorsque ceux-ci furent chassés de Poitiers par Charles Martel en 732 (une des dates que l’on apprenait par cœur au CM2 dans les années 1970 mais aujourd’hui, c’est interdit).

A lire aussi: Chocolat, la révolution des grands crus

A Paris, il existe plusieurs fromagers de renom connus internationalement (inutile donc de leur faire de la publicité). Mais connaissez-vous la fromagerie La Fontaine ? C’est l’une des plus anciennes de Paris, elle date de 1890. Sept générations de fromagers, sans discontinuer. Pour dénicher cette merveille classée aux Monuments historiques, il suffit de se rendre dans le quartier d’Auteuil, dans le seizième arrondissement. A chaque fois que je quitte mon dixième arrondissement et que je me retrouve là, j’ai le sentiment d’être dans un village, un siècle en arrière. Marcel Proust est né en 1871 au 96 rue La Fontaine et y vécut jusqu’en 1896. Nul doute, donc, que sa mère, ou, plus vraisemblablement sa nounou, la cuisinière Félicie, immortalisée sous les traits de Françoise dans La Recherche, et qui, selon Proust, réalisait un bœuf mode d’anthologie (« Ah, c’est froid que je le préférais, avec de la gelée et les petites carottes ») ne se fût rendue à cette fromagerie pour venir y chercher un bon brie de Meaux bien coulant.

©ET
©ET

La fromagerie La Fontaine connut son âge d’or il y a 50 ans, avant l’arrivée des supermarchés, quand les habitants du quartier allaient y acheter leur beurre, leur crème et leurs œufs (trois produits de base dont, selon le chef étoilé Jean-François Piège, la qualité moyenne s’est effondrée ces dernières années).

Comme une odeur d’ancien monde…

Mais s’il faut absolument découvrir ou redécouvrir cette admirable fromagerie, qui est restée dans son jus, avec sa cave d’affinage historique, ce n’est pas seulement pour la beauté de sa façade, ni pour la qualité du Mont d’or au lait cru, c’est pour ses nouveaux propriétaires, un couple de jeunes passionnés, âgés de moins de 30 ans, bardés de diplômes, qui ont décidé de refaire leur vie et de redonner ses lettres de noblesse à ce beau métier méconnu de crémier-fromager, qui n’est reconnu officiellement comme un métier d’artisan traditionnel que… depuis 2015 (comme si choisir, affiner, et conseiller des fromages avait été jusque-là un travail à la portée du premier venu, alors qu’il faut des années d’apprentissage et de connaissances pour savoir quand un saint-nectaire affiné sur de la paille de seigle est vraiment à point) ! Clara Solvit et son fiancé Lucien Dumond sont donc des héros de notre temps.

Quand ils sont nés, dans les années 1980, Bernard Tapie était l’icône de la gauche réconciliée avec l’argent. On apprenait aux étudiants d’HEC et de l’ESSEC que l’industrie c’était fini, et qu’on entrait dans une nouvelle ère, celle de la société de services. Que la France des terroirs était moisie. Que les Français étaient des beaufs. Jusqu’en 2000, cette idéologie mortifère a prospéré, les jeunes diplômés rêvaient de devenir patrons de Startup, cadres sup à La Défense ou traders à la City de Londres.

A lire aussi: Bordeaux, un vin trop riche?

Vingt ans après, les mêmes n’aspirent plus qu’à changer de vie, à laisser tomber la banque, la publicité, les nouvelles technologies, pour devenir boulangers, vignerons ou luthiers… C’est une révolution profonde que nos sociologues et nos éditorialistes ont peine à reconnaître.

Méprisé par tout un système éducatif, dont les préjugés millénaires remontent à la Grèce antique et selon lesquels les métiers manuels sont par définition « inférieurs » aux métiers intellectuels, l’artisan, aujourd’hui, renaît de ses cendres, et fascine d’autant plus qu’il est devenu rarissime (essayez de trouver un vrai artisan plombier, un bon peintre, un menuisier compétent, un boucher qui sait couper sa viande…).

« Mets-toi à ton compte, reprends une fromagerie ! »

Clara et son amoureux ont donc entamé leur conversion, après des années d’hésitation. « J’ai travaillé des années dans l’économie et la gestion, le marketing, le journalisme, la communication, et puis j’ai compris un jour que je n’étais pas heureuse, et qu’il me fallait trouver un métier qui me rendrait en accord avec moi-même. J’ai alors songé aux métiers de l’artisanat, qui sont des métiers dévalués, surtout celui de crémier-fromager, qui est synonyme, pour les professeurs, de métier ne requérant aucune intelligence… J’ai compris qu’il y avait une vraie possibilité de se mettre à son compte, d’autant plus que le fromage a toujours été pour moi une passion, que je dois surtout à mon père, qui adorait le Roquefort : ‘Le roquefort devrait se déguster à genoux’, disait l’écrivain Grimod de la Reynière. »

Après avoir fait un an de formation en alternance à l’IFOPCA de Paris (seule école à préparer aux métiers de fromagers) Clara deviendra responsable de la célèbre fromagerie de Laurent Dubois, rue de Lourmel dans le 15e arrondissement. Elle y apprend à manipuler les fromages, à les affiner, à les découper, à les goûter. « Chaque meule de comté possède un goût et une évolution différente. »

C’est un métier dur physiquement, on soulève des dizaines de kilos, douze heures par jour, on est dans le froid, « mais ce n’est rien par rapport aux métiers de bouchers ou de poissonniers ! »

Là encore, l’insatisfaction est au bout du chemin. Le beau Lucien, qui, pendant ce temps, apprenait le métier de saunier à Ars en Ré, intervient alors et convainc sa chérie de sauter le pas : « Mets-toi à ton compte, reprends une fromagerie ! »

Clara ne donne pas sa confiance facilement et l’idée de s’associer à quelqu’un lui fait peur. C’est pourquoi la plupart des artisans travaillent en famille (comme les députés qui embauchent leur femme…).

« Tout est fait en France pour dissuader les jeunes de se mettre à leur compte »

En 2017, coup de foudre. Clara et Lucien découvrent la fromagerie La Fontaine, elle est à vendre… « J’ai su tout de suite que c’était elle. Cette boutique est belle, accueillante, et pourvue d’une cave, ce qui est essentiel pour un crémier -fromager digne de ce nom qui ne se contente pas de vendre du fromage mais doit aussi l’amener à maturation », explique Clara.

©ET
©ET

Le 20 octobre 2018, la probable fromagerie de Marcel Proust a donc rouvert ses portes. Clara et Lucien ont immédiatement été pris d’assaut par tout une clientèle de quartier assoiffée de connaissances et prête à goûter d’autres fromages. Le lien social est fort, le bouche à oreille fonctionne : Alain Ducasse, Guy Savoy et les Jospin sont même venus faire leurs emplettes. « C’est un métier de passion. Nous travaillons 7 jours sur 7, et nous ne parvenons toujours pas à dégager du bénéfice pour un salaire, tellement les charges sont élevées… Je ne regrette rien, affirme Clara, c’est le bonheur, mais tout est fait en France pour dissuader les jeunes de se mettre à leur compte : pour avoir cette fromagerie, il nous a fallu un an de parcours du combattant semé d’embûches, et je ne sais pas quand nous pourrons en vivre, mais c’est ainsi. Nous aimerions pouvoir embaucher, créer des emplois, afin de nous consacrer à nos producteurs. »

Souhaitons que ces jeunes entrepreneurs soient entendus ! En attendant, précipitez-vous rue La Fontaine. La gâteau au fromage blanc et la gelée de coing maison sont fantastiques, la raclette parfumée au poivre du Cambodge, exceptionnelle.

©ET
©ET



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Pourquoi le RIC n’est pas fait pour les Français
Article suivant « En Hongrie, les écarts de revenus et de patrimoine se creusent »
Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération