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«Green deal»: l’Europe marche-t-elle sur l’eau?

Électricité, automobile, émissions: malgré la nouvelle donne géopolitique, la Commission européenne maintient l’objectif de «neutralité climatique» pour 2050


«Green deal»: l’Europe marche-t-elle sur l’eau?
Anna HUBÁČKOVÁ et Barbara POMPILI, les ministres tchèque et française de l'Environnement, Bruxelles, 17/03/2022 © European Union

Mieux qu’un bon élève, l’Europe se voit déjà «première de la classe» en matière de lutte contre le dérèglement climatique, et réorganise sa législation en conséquence. Il ne s’agit pas seulement d’être en première ligne, mais mieux, de se situer à l’avant-garde du combat, à vocation d’entraîner la planète entière derrière soi, pas moins. Il y a pourtant loin de la coupe aux lèvres, surtout avec la nouvelle donne géopolitique qui s’est établie. Analyse.


Aveuglement chromatique ?

Prenant l’accord de Paris à la lettre et son objectif chiffré de contenir le réchauffement sous 1,5°C, l’exécutif européen a imaginé un « Green Deal » dont la cible est d’arriver à la neutralité carbone en 2050 et de continuer ensuite sur la lancée, en visant des bilans de gaz à effet de serre (GES) négatifs pour la seconde moitié du siècle. Pour baliser ce chemin, un rendez-vous intermédiaire a été fixé en 2030 avec un objectif de réduction de 55% des émissions de GES par rapport à la référence 1990. Un ensemble de mesures constituant le paquet « Fit for 55 » sera mis en place pour espérer atteindre cette balise, challenge beaucoup plus ambitieux qu’un précédent engagement européen qui visait, seulement pourrait-on dire, bien que déjà très irréaliste (hors marasme économique majeur), 40% de réduction des émissions par rapport aux mêmes repères calendaires. Ces mesures proposées par la Commission sont en cours de discussion dans les instances européennes, Conseil (dans ses différentes déclinaisons), Parlement, et au sortir de ces processus itératifs, elles deviendront la loi européenne en la matière. Elles devraient se décliner en modalités sectorielles très contraignantes, compte tenu de la hauteur des ambitions ostensiblement affichées.

Même si des créneaux d’activités afférentes s’ouvrent, quelles conséquences auront-elles sur l’économie ? Car pour faire fonctionner un continent et faire vivre des sociétés, tout ne peut se peser à l’aune de la tonne de GES évité ! « Je fais la guerre, je fais toujours la guerre » disait Clémenceau quand on critiquait la cohérence de sa politique. Mais, s’affichant en guerre contre le dérèglement climatique, nos gouvernants pourront-ils toujours répliquer ainsi, quand les dures contraintes qui devraient découler des mesures annoncées se feront tangibles – pour les plus fragiles en particulier, même si des aides ciblées leurs seront octroyées ? La séquence « gilets jaunes » pourrait alors connaître de nouveaux épisodes, tout aussi violents, et à plus vaste échelle cette fois.

Laurent Fabius et François Hollande, lors de la COP21, 2015, Paris. Photo: SIPA

Les leviers possèdent-ils leur tringlerie ?

Si la crédibilité des dispositions prises dans le cadre du « Green Deal », très volontaristes, interrogerait déjà « en champ libre », comment la regarder, dès lors que nous entrons durablement en économie de guerre (consécutive à l’invasion de l’Ukraine cette fois) et que, curieusement, les premiers infléchissements corrélatifs, proposés par la Commission à son propre plan, rendent plus irréalistes encore certaines mesures ? Emblématique, le souhait de pousser de 40% à 45% la part des renouvelables d’ici 2030 (la cible antérieure était de 32%), comme si éoliennes et panneaux solaires ne fournissaient pas une électricité intermittente, carence qu’il faut compenser par des moyens pilotables, tous carbonés, hors hydraulique (saturé) et nucléaire (qu’on cherche plutôt à entraver et long à construire). Mais les instances européennes sont coutumières du fait de mêler des objectifs de réduction des émissions (-55%) avec d’autres concernant cette fois les moyens censés y contribuer (+45 % d’énergies renouvelables EnR), comme si avait été établie une corrélation mécanique entre les deux cibles, un raccourci qui peut donc facilement continuer à tromper les opinions. Connexe à ces annonces, le souhait du Conseil d’alléger les procédures d’autorisation d’implantation des champs éoliens et solaires, déjà fort poussées par la Commission dans le vadémécum « RePowerEU ». Pour les opposants aux nouveaux projets (qui évoquent les nuisances créées, voire le bien-fondé même d’une politique favorisant les EnRs), ils seront alors face à un rouleau compresseur (le lobby des EnR et l’appareil d’État), qui réduira drastiquement les possibilités de saisine de la justice administrative.

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Tout sauf marginale, mais contestée comme insuffisante par les mouvements écologistes, une cible, presque passée inaperçue, indique simplement que d’ici 2030, l’Europe devra avoir baissé sa consommation énergétique de 1% par an. 1%, un chiffre qui apparaît à portée, mais 1 point tous les ans relève d’une discipline (ou d’une coercition) qui paraît difficilement atteignable (hors contexte d’une récession économique consécutive à des tensions politiques majeures, voire à des crises sanitaires). Il est bien connu et martelé pour l’opinion que l’énergie idéale est celle qu’on ne consomme pas : avec une telle approche, on ne risque guère, en effet, d’aggraver les émissions, mais est-ce bien réaliste ? A noter que la Commission proposait une réduction de 13%, contre 9% finalement retenu par le Conseil, un tel écart en disant long sur la fragilité des bases de telles projections ! Quant aux treize leviers mis en place pour qu’ils agissent directement sur les émissions, certains sont emblématiques, comme l’instauration d’une taxe carbone aux frontières de l’Union (difficile à mettre en œuvre, exposant à des effets « boomerang », elle aura des conséquences non négligeables sur les prix). Cette démarche se couple forcément avec la gestion des « permis de polluer » distribués aux entreprises, le Parlement ayant durci les propositions de réduction de la Commission, dans une séquence « rejet-compromis » prévisible, même si elle a semblé surprendre les observateurs du macrocosme européen.

Mais c’est sans conteste la fin, fixée à 2035, de la vente des véhicules thermiques neufs (qui conduira à une refonte complète de l’outil de production automobile, avec des conséquences sociales déjà perceptibles), qui a retenu l’attention des commentateurs… Saura-t-on, dans l’intervalle, rendre le véhicule électrique accessible à tous, créer un réseau dense de bornes permettant une recharge rapide et fiabiliser les approvisionnements en matériaux sensibles que ce choix implique, tout en limitant les impacts environnementaux et, last but not least, fournir l’électricité nécessaire ? Rien n’est moins sûr ; mais il s’agit surtout d’accélérer la diffusion de « l’objet écologique par excellence », dont l’achat même constituerait une bonne action pour le climat. Le battage publicitaire actuel atteint le niveau de la saturation, mais le conditionnement de l’opinion a bien progressé, alors même que le véhicule électrique est loin de posséder l’innocence écologique qu’on lui prête. L’obligation désormais faite aux fournisseurs de carburants de se procurer les « quotas » correspondants sur le marché du carbone, crée une mécanique haussière. En conséquence, un fonds de compensation communautaire est créé (qu’il faudra bien alimenter par des taxes nouvelles…), qui délivrera des aides directes ciblées aux ménages les plus exposés (ou pour des travaux d’isolation). Le montant retenu pour ce fonds a fait l’objet de tractations à la baisse et ne sera mis en place qu’en 2027. On provoque de suite les dommages et on diffère les réparations, une curieuse stratégie.

Taxonomie : une séquence révélatrice

Initialement, le gaz (à cause des émissions de GES) et le nucléaire (à cause des déchets radioactifs fabriqués) avaient été exclus d’une classification des activités économiques permettant d’allouer des aides ou garanties communautaires à des financements privés ayant un effet favorable sur la réduction des émissions, la liste des secteurs d’activités concernés constituant la désormais bien connue « taxonomie verte » européenne.

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Mais compte tenu de leur efficacité en matière de réduction des émissions de GES, dans le secteur de la production électrique en particulier (le gaz pouvant remplacer le charbon, deux fois plus émetteur et le nucléaire n’étant que très peu émetteur), un acte délégué (promulgué en février 2022) les avait réintégrés dans la taxonomie. Ce choix se justifiait aussi par le fait que gaz et nucléaire peuvent alimenter des sources électriques pilotables, alors que le réseau européen en manque cruellement, ce dont l’opinion est peu consciente. L’avouer pourrait freiner l’élan EnR qu’il faut maintenir, quoi qu’il en coûte et quoi que l’on risque. Au niveau du Conseil, seul huit pays sur 27 avaient rejeté cette inclusion, ce qui, en droit européen, valait approbation tacite. Le résultat semblait acquis, mais deux commissions du Parlement européen (Affaires économiques et Environnement) l’ayant remis en cause, seul un vote du Parlement en session plénière pouvait alors trancher la question – une assemblée qu’on sait sensible sur le sujet. Le Parlement s’est prononcé le 6 juillet, les opposants n’y ont pas obtenu la majorité absolue nécessaire pour le blocage de l’acte délégué, vote qui a néanmoins montré un fort clivage sur le sujet (les opposants plus l’abstention égalant presque les partisans). Reste qu’associer nucléaire et gaz dans le même acte délégué était un artifice, et que, tant approbation que rejet sont de ce fait rendus peu lisibles, voire ambigus. Ainsi, l’Allemagne, viscéralement antinucléaire, au point qu’elle n’accepte même pas de considérer la prolongation temporaire de l’exploitation de ses trois derniers réacteurs (des machines modernes et performantes avec encore un gros potentiel d’exploitation), se voit valider son choix gazier (certes mis à mal par sa dépendance à la Russie), mais cette difficulté n’est que temporaire et le pays saura, à terme, trouver de nouvelles sources gazières, il s’y emploie d’ailleurs « énergiquement », quitte à faire cavalier seul, comme d’usage !

Même en aval de cet échec, on peut gager que la phobie anti-nucléaire restera une valeur sûre dans les instances européennes et dans les différents pays membres. De même, ces mêmes vigiles veilleront à ce que les aspects conditionnels et temporaires, qui ont permis l’admission des aliens, soient respectés. Ainsi pour le nucléaire, seule la production d’électricité, elle-même, peut bénéficier du label, à condition d’utiliser les meilleures technologies disponibles. La recherche sur les futurs réacteurs n’est, semble-t-il, pas concernée, tout comme les activités du cycle du combustible. Par ailleurs, gaz et nucléaire n’ont obtenu que des strapontins éjectables, l’inscription dans la taxonomie étant révocable, une remise en débat étant prévue tous les trois ans pour ces entrants-là.  In fine, l’objectif affiché reste bien de ne devoir s’appuyer, en 2050, que sur des énergies « vraiment propres ». Suite au résultat de ce vote, les appels juridiques vont fleurir (une action attendue, mais surprenante en soi, on pourrait croire en effet, que hors irrégularités, le résultat d’un vote homologué, qui a une valeur politique, ne puisse être contesté que par un autre vote). Déjà, on annonce une saisine de la Cour de Justice Européenne par l’Autriche et le Luxembourg, qui seront sans doute suivis par d’autres pays dont l’Allemagne (qui a laissé ses habituels colistiers prendre l’initiative). Décidément, le diable nucléaire ayant marqué un point (tout relatif au su de ce qui précède), il faut d’urgence convoquer les exorcistes. Vade retro satanas !

Inertie idéologique

Pour la machinerie européenne, qui possède une forte inertie idéologique, tout se passe comme si rien ne s’était produit sur le flanc Est du continent, toutes les dispositions du « Green Deal », en particulier celles du paquet législatif « Fit for 55 » sont, ou vont être adoptées, avec peu de variantes par rapport à la proposition de la Commission faite il y a plus d’un an, dans le monde d’avant donc. Elles vont devenir la loi européenne en la matière, s’appliquant à tous (avec quelques aménagements, qui n’en changeront pas les effets majeurs). Il ne s’agit pas d’incitations vertueuses dont on pourrait s’inspirer, non, ces objectifs sont contraignants, et qu’ils soient irréalistes est un autre débat, lequel n’aura pas lieu. Alors que les cartes géopolitiques sont rebattues et que se structurent des antagonismes durables, avec des conséquences déjà sensibles sur toutes les dimensions de l’économie : échanges, agriculture, industrie (dont la facette réarmement), aucune objection ne s’est faite jour, encore moins la proposition de reprendre la copie, compte tenu des nouvelles données. Mais le climat n’a que trop attendu entend-on, un argument recevable par des opinions bien préparées, jusqu’à ce qu’on se cogne contre le réel. Paradoxalement, c’est peut-être ce contexte international inédit et menaçant, qui par la récession économique qu’il pourrait engendrer, fera que l’Europe améliorera ses performances en termes de rejets de GES, même si la réactivation ici et là, mais surtout en Allemagne, des centrales électriques brulant du charbon, limitera, voire inversera la tendance. Alors : « Vert c’est vert », ou « noir c’est noir », le fléau de la balance devrait choisir rapidement son camp.




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Gérard Petit est ancien cadre supérieur d'EDF, avec une formation professionnelle en R&D, ingénierie, formation, exploitation, inspection générale, dans le domaine nucléaire.

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