Accueil Édition Abonné Avril 2020 La grande peur de l’an 2020

La grande peur de l’an 2020

Le fléau et ses fonctions purificatrices, vieille hantise de la conscience occidentale


La grande peur de l’an 2020
Monseigneur de Belsunce pendant la peste de Marseille. Peinture de Francois Gerard (1770-1837) 1834 Dim. 2,58x1,91 m Marseille, musee des Beaux Arts ©photo Josse/leemage

Avec le Covid-19, le monde redécouvre les croyances populaires attachées aux grandes épidémies. Sans céder à la superstition, il faudrait savoir profiter de cette période de latence pour reconquérir autonomie et sens des limites.


Imprévisibles et invasives, les épidémies créent des situations de crise dont le caractère « apocalyptique » frappa déjà les Anciens : « Il est impossible de décrire les ravages de ce fléau ; il sévissait avec une violence inexprimable et comme inhumaine », écrit l’historien Thucydide de la peste d’Athènes (430 av. J.-C.). Différant en cela de la maladie, l’épidémie surgit tout à coup, sème l’épouvante puis disparaît, et le scénario de son passage est étonnamment constant à travers les âges : panique face à un mal venu d’un pays lointain – l’Éthiopie ou l’Asie centrale hier, la Chine aujourd’hui –, comportements irrationnels, relâchement des mœurs et des liens sociaux, catastrophe économique et démographique, migrations des villes vers les campagnes supposées plus sûres. Attisant les peurs et réveillant les pulsions asociales, l’épidémie est aussi, comme toutes les grandes catastrophes, un puissant révélateur anthropologique : tandis que certains risquent leur vie pour secourir autrui, d’autres se livrent au pillage et au stockage. Quand la mort rôde, pourquoi ne pas jouir de la vie à n’importe quel prix ?

La fuite d’autrefois

Les citadins qui ont été ces derniers temps critiqués pour avoir quitté la ville n’ont jamais fait que suivre instinctivement le conseil donné il y a vingt-cinq siècles par Hippocrate : « Pars vite et loin et reviens tard » ! Montaigne ne s’en est pas privé quand la peste ravageait Bordeaux (1585), ni avant lui les personnages du Décaméron de Boccace (1353), quittant Florence pour une villégiature où ils pouvaient s’adonner à des plaisirs intellectuels et charnels. Ce qu’on fuyait jadis était toutefois moins le confinement prophylactique que l’entassement des bien-portants et des malades dans des cités infestées par la maladie. Si la fuite semblait à l’époque la seule conduite sensée, c’est aussi qu’il existait encore un « ailleurs » où le risque paraissait moindre ; la notion de « contagion » étant alors mal connue des médecins. Depuis toujours amplifiée par les transits humains et les échanges commerciaux, la contamination a désormais le champ libre grâce à la mondialisation. L’épidémie planétaire de coronavirus met de ce fait en lumière, davantage que celles qui l’ont précédée (grippe aviaire, SRAS, Ebola), l’exiguïté de la Terre qui semble elle aussi confinée dans le système solaire, indifférent à la vulnérabilité des humains. Cloisonnant fébrilement après avoir ouvert à tous les vents, les Terriens découvrent qu’ils n’ont plus de retraite vraiment sûre, et aucun plan B dans une autre galaxie.

En dehors des quelques bravaches qui continuent de les trouver liberticides, les limites sont bel et bien redevenues nécessaires…

On ne parle pourtant que très rarement de « fléau » comme lors des grandes épidémies (typhus, choléra, variole) qui ont périodiquement décimé les populations européennes, telle la terrible « peste noire » au XIVe siècle. Le « fléau » (lat. pestis) fut en effet si étroitement associé à la peste que, celle-ci disparue, un changement de vocabulaire devint nécessaire ; la langue gardant néanmoins mémoire du traumatisme épidémique en rappelant qu’on n’a parfois de choix qu’entre la peste et le choléra. Mais c’est aussi que la médecine semblait avoir suffisamment progressé pour invalider la vieille croyance biblique en une malédiction divine punissant les hommes de leur inconduite au moyen des trois fléaux que sont la famine, la guerre et la peste. On pensait pouvoir dès lors réserver ce terme à d’autres calamités : génocides, dictatures sanguinaires, asservissements divers. Hitler ne fut pas à cet égard un « fléau » moins redoutable que la peste, ni l’idéologie nazie moins « contagieuse » que le coronavirus aujourd’hui. 

L’aléatoire reprend toujours plus ses droits

À travers chaque épidémie nouvelle, l’aléatoire reprend ses droits, et la fonction purificatrice du fléau, jadis mise en exergue par le discours théologique, tend à ressurgir sous un jour nouveau, en lien plus ou moins étroit avec la théorie du complot : Qui organise dans l’ombre une telle débâcle, et à quelles fins ? Car un fléau n’est pas une simple catastrophe s’abattant sur une population désarmée. C’est aussi la flèche centrale des anciennes balances qu’on voit dans la main des justiciers humains ou divins, et c’est enfin l’instrument agricole qui séparait le bon grain de l’ivraie lors du battage des céréales, comme le rappelle le père Paneloux dans La Peste d’Albert Camus (1947). Impitoyable et ravageuse, l’épidémie faisait alors figure de crible, de sas d’où les Justes sortiront non seulement indemnes, mais régénérés. Si plus personne, ou presque, n’ose l’affirmer de manière aussi moralisatrice, la question hante pourtant encore les esprits : de quel dérèglement le mal causé par ce virus pourrait-il bien être le symptôme, et de quelle équité supérieure le bras armé ?

L’idée qu’une épidémie touchant la collectivité soit le prix à payer pour une dérégulation de l’« ordre des choses » est une vieille hantise de la conscience occidentale depuis les tragiques grecs. Auteur involontaire de la souillure qui a attiré la peste sur la ville de Thèbes, dont il est devenu le roi, Œdipe devra s’exiler après avoir découvert son double forfait (parricide et inceste). Figure du Destin aveugle, mais implacable, l’épidémie s’éloigne dès que cessent la démesure ou la souillure. L’idée est donc vieille comme le monde que la corruption du chef puisse entraîner celle du corps social tout entier sur qui s’abat alors tel ou tel fléau. Idée irrationnelle il va sans dire, mais symboliquement forte, qui responsabilise au suprême degré une fonction qui est censée être aussi une mission. Alors que les peurs archaïques sont à peu près toujours les mêmes, le peuple se contente aujourd’hui d’espérer que les responsables politiques prendront les bonnes décisions puisque avec une épidémie, on passe « d’une clinique de l’individu à une biopolitique des populations [tooltips content= »Jean Lombard et Bernard Vandewalle, Philosophie de l’épidémie, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 121. »][1][/tooltips]. » À supposer qu’une gestion rationnelle de la crise sanitaire vienne rapidement à bout du coronavirus, on se demande quel imaginaire transformera la morbidité ambiante en promesse de renouveau sans que la « leçon » délivrée par l’épidémie se transforme nécessairement en acte d’accusation ou de contrition.

Seattle, durant la pandémie de grippe espagnole, 1918. Images/SIPA - 1903141219- Mary Evans
Seattle, durant la pandémie de grippe espagnole, 1918.
Images/SIPA – 1903141219- Mary Evans

Parce qu’il est devenu bien réel, le risque de contamination fait de tous les citoyens du monde des « pestiférés » potentiels. Se souviendront-ils, après l’épidémie, qu’une communauté d’intouchables abolit de fait tout système des castes au profit d’autres hiérarchies, ou allons-nous simplement vers « l’unification microbienne du monde » (Le Roy Ladurie) ? Deviendrons-nous plus attentifs à d’autres formes de contamination qui laissent présager que les « épidémies psychiques » seront, comme le pensait Carl Gustav Jung, le fléau des temps à venir (Présent et avenir, 1958) ? Ainsi certains médias participent-ils à la transmission de ce virus qu’est la peur, aussi dangereux pour l’immunité psychique que celui contre lequel on se bat. Un art de la juste distance sera donc à réinventer, qui permettrait de différencier proximité et promiscuité, contagion et information.

Il était d’autre part de bon ton d’associer le repli sur soi à une forme « nauséabonde » de confinement. Mais ne voilà-t-il pas que les mauvaises odeurs virales viennent de l’extérieur et qu’il faut bien, pour s’en protéger, s’enfermer chez soi et redécouvrir l’utilité des limites qu’on se faisait fort de transgresser ou de vilipender. En dehors des quelques bravaches qui continuent de les trouver liberticides, les limites sont bel et bien redevenues nécessaires, et il va falloir s’en accommoder pour un temps encore indéterminé. Qui sait si on n’y trouvera pas finalement un repos de l’esprit, et un charme inattendu ? Les conseils, en attendant, pleuvent quant aux mille et une manières d’occuper ce temps immensément vide, mais rempli à ras bord d’anxiété. Savoir profiter de cette période de latence pour reconquérir son autonomie reste l’affaire de chacun, même si c’est bien au plan collectif ce qui va devenir prioritaire : collaborer, échanger, commercer et converser bien évidemment, mais aussi cesser de recevoir d’autrui la norme qui régit sa vie.

Restaurant une dignité perdue, l’autonomie renforce aussi l’immunité dont on a oublié qu’elle n’est pas un passe-droit dont abusent les puissants, mais une autorégulation bien plus subtile encore qu’une frontière, puisqu’elle permet à un organisme d’absorber sans danger ce qu’il est capable de neutraliser ou de transformer. Il serait temps qu’on s’aperçoive – Peter Sloterdijk est l’un des rares à l’avoir fait [tooltips content= »Voir en particulier Tu dois changer ta vie (trad. O. Mannoni), Paris, Libella-Maren Sell, 2011 et en dialogue avec Alain Finkielkraut, Les Battements du monde Paris, Fayard/Pluriel, 2005. »][2][/tooltips]– que les sociétés occidentales, ballottées entre arrogance et repentance, sont devenues des organismes immunodéficients dont l’intelligence reste vive, mais qui doivent de toute urgence réapprendre qu’on ne commet pas un crime contre l’humanité en survivant.

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Autant la peste semblait théâtrale et romanesque [tooltips content= »De cette abondante littérature on retiendra « Le théâtre et la peste » d’Antonin Artaud, Le Hussard sur le toit de Jean Giono et La Mort viennoise de Christiane Singer. »][3][/tooltips], autant le Covid-19 est à l’image d’un monde dont l’imaginaire est à la fois surexcité et appauvri. C’est un peu comme si l’on était passé de l’opéra baroque aux stridences glacées de la musique contemporaine. Peut-être trouvera-t-on dans quel style rendre un jour compte de cette épidémie, comme le fit après-coup Daniel Defoe de la grande peste de Londres (Journal de l’année de la peste, 1722) qui tua environ 20 % de la population (1665). Quant à l’éventuel retour de ce fléau, nous ne craignons rien puisque les milliers de rats qui prolifèrent dans Paris-poubelle, et sans doute ailleurs dans l’Hexagone, semblent pour l’heure en excellente santé.

Monseigneur de Belsunce pendant la peste de Marseille. Peinture de Francois Gerard (1770-1837) 1834 Dim. 2,58x1,91 m Marseille, musee des Beaux Arts © photo Josse/leemage
Monseigneur de Belsunce pendant la peste de Marseille. Peinture de Francois Gerard (1770-1837) 1834 Dim. 2,58×1,91 m Marseille, musee des Beaux Arts
© photo Josse/leemage

Avril 2020 - Causeur #78

Article extrait du Magazine Causeur




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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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