« Je pense qu’il est mal de s’asseoir sur un homme. Bientôt je penserai qu’il est mal de s’asseoir sur un cheval. Je finirai par penser (je suppose) qu’il est mal de s’asseoir sur une chaise. » (Gilbert Keith Chesterton, Orthodoxie, 1908)
René Descartes paiera encore longtemps, je gage, le prix de sa célèbre invitation, formulée dans le Discours de la méthode (1637), à « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » Pareille exhortation dépare, de fait, dans une époque où c’est au contraire le pacifisme à son égard qu’il est de bon ton d’afficher. L’heure, en effet, est à la réconciliation ; chacun est prié de croire aux retrouvailles prochaines de l’homme et des animaux, de l’homme et des forêts, de l’homme et des océans ; avant que soient enfin célébrées, dans une apothéose, ses noces définitives avec la Terre.
Le souci de la nature doit désormais remplacer sa pluriséculaire maltraitance. Incapable de plaider elle-même sa cause, on revendique donc à sa place la reconnaissance de ses droits également inaliénables à la vie, à la liberté, et à la poursuite du bonheur, pour reprendre les termes de la déclaration d’indépendance américaine. L’homme moderne, en effet, ne veut pas d’un paradis où il serait le seul heureux ; sa félicité, pour être complète, appelle l’allégresse de toute la Création. La détresse d’un ciron suffirait à gâter sa joie ; aussi entend-il que chacun, jusqu’au roseau, jusqu’au moustique[tooltips content= »Cf. Aymeric Caron, Que fait-on si l’on est antispéciste et que l’on est attaqué par les moustiques ?, sur Komodo TV, le 30 juillet 2019. »](1)[/tooltips], ait part à l’universel bonheur.
La supériorité de l’homme sur l’animal: le nouveau préjugé à abattre
Une seconde révolution copernicienne dans l’ordre des idées se prépare : la première a conduit au rejet de l’ethnocentrisme, comme d’un préjugé de civilisation ou de race ; la suivante poussera plus loin le décentrage, et ira donc jusqu’à l’espèce. Prétendre l’homme supérieur à l’animal vous désignera bientôt comme un bas du front patenté…
Reprochant à l’Europe son ptolémaïsme historique, consistant à se faire centre et mesure de tout événement, Spengler, en 1918, pouvait écrire : « ce qui a manqué jusqu’à ce jour [en histoire], c’était la distance à l’objet. » L’antispécisme, quelque part, ne fait que recycler cette critique, en la transposant à l’éthologie. Pour ses militants, la déformation égotique, corrigée à l’échelle civilisationnelle, persiste donc encore au plan supérieur de l’espèce. La tyrannie pascalienne du Moi n’est pour eux qu’imparfaitement renversée ; il nous reste à désapprendre l’orgueil d’être né Homme.
L’antispécisme est un individualisme
L’antispécisme, entend-on, consiste à faire d’Homo sapiens une espèce comme les autres. Je crois qu’on commet là un profond contresens. La logique fondamentale de cette doctrine, en effet, est selon moi rigoureusement inverse : l’antispécisme, précisément, entend faire de chaque locataire terrestre un homme pareil à nous, se distinguant seulement par son anatomie spéciale. Autrement dit, Homo sapiens n’est pas dégradé, il ne tombe pas dans un état inférieur ; c’est le reste de la Création qu’on hisse à son niveau. L’égalisation des conditions s’effectue par le haut ; et non, comme le laisse entendre la formule à mon sens fautive que j’ai déjà citée, par le bas. Ce sont les bêtes qu’on anthropomorphise ; non les hommes qu’on animalise.
Mais cet abrégé doctrinal est encore trompeur en une seconde manière, qui découle de cette erreur initiale et l’approfondit ou la prolonge : il laisse accroire que l’antispécisme raisonne en termes d’espèces – ainsi que fait la Nature -, alors qu’il raisonne paradoxalement en termes d’individus – façon toute humaine et très moderne de voir -. De fait, si le militant de la cause animale se dresse contre l’élevage en batterie, ce n’est pas pour sauver les poules ; mais pour sauver des poules. Son souci n’est pas la survie de l’espèce – qui prospère numériquement dans ce mode de production intensif – ; mais le bien-être des gallinacés particuliers – des individus ailés et becqués – qu’il sait encagés dans d’inhumaines conditions.
L’universalisme paulinien revu et corrigé dans le sens de l’inclusivité chère à l’époque
L’individualiste, rappelait salutairement Michel Onfray, ça n’est pas l’égoïste ; « l’individualiste, c’est celui qui pense qu’il n’y a que des individus« . Etendez ce principe à la totalité de ce qui vit dans l’Univers ; vous obtenez l’antispécisme. Autrement dit, l’antispécisme n’est pas une doctrine qui égalise les espèces ; c’est une doctrine qui nie l’espèce pour mieux égaliser des individus. Au sens propre du mot, c’est donc un individualisme élargi à tout ce qui est organique.
« Le monde moderne« , écrivait Chesterton en 1908, « est plein de vieilles vertus chrétiennes folles« . Eh bien, on pourrait définir l’antispéciste comme un chrétien considérant que saint Paul, dans son universalisme, manquait cruellement d’ambition. S’adressant aux Galates, celui-ci se bornait à leur dire : « il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ« . L’antispéciste reprend la plume ainsi abandonnée par l’ancien pharisien, et corrige, et complète : « il n’y a plus ni homme ni bête, il n’y a plus ni homme ni végétal, car vous tous, vous êtes un dans le vivant« .
Ce qui menace ce militant nouveau, ce n’est donc plus la tentation de saint Antoine ; c’est celle, toute moderne, de saint François d’Assise. Mais comment égaler son sermon aux oiseaux, ses exhortations aux reptiles et jusqu’aux « créatures insensibles » [tooltips content= »Première vie de saint François d’Assise, Thomas de Celano. »](2)[/tooltips] ? L’antispécisme a trouvé : il prêchera en leur nom ; à défaut, encore, de pouvoir les soulever par son verbe.
L’antispécisme, une colonisation inédite de l’ordre naturel par des logiques spécifiquement humaines
On touche là, d’une façon exemplaire, la contradiction fondatrice de l’antispécisme – savoir, un combat pour la Nature conduit au nom de « valeurs » ( pour employer le mot galvaudé en vigueur) ayant cours dans le seul ordre humain des choses -. On n’a en effet jamais vu, pour ne prendre que ces illustrations triviales, un loup tourmenté par le souvenir d’un agneau que la faim lui aura commandé de dévorer ; ou un lion en plein débat philosophique avec lui-même sur sa légitimité à fondre sur une gazelle alors que son estomac le lui suggère. L’instinct leur tient lieu de droit.
Demander la libération animale – comme le fait Peter Singer dans son célèbre essai éponyme – a donc ceci de paradoxal qu’un tel plaidoyer ne s’entend qu’à la lumière des catégories les plus culturelles qui soient. La Nature, en effet, raisonne en terme de survie ; il n’y a guère que l’homme pour s’émouvoir d’une atteinte à la dignité d’un individu. Or, l’affranchissement animal ne se motive qu’à l’aune de ce dernier souci. Aussi l’antispécisme a-t-il cette conséquence, a priori contradictoire, qu’il ne « libère » la Nature qu’au prix d’une colonisation inédite de son ordre par des logiques spécifiquement humaines.
L’anthropocentrique alternative entre une logique juridique et une logique muséale
L’antispécisme, à cet égard, est une schizophrénie qui prétend rejeter l’anthropocentrisme mais se révèle incapable de porter un regard non-humain sur la Nature. La meilleure preuve de cette inaptitude : il ne sait pas penser la question animale sur un autre mode que ceux qui prévalent aujourd’hui dans la sphère propre à notre espèce – savoir, celui de la minorité discriminée à égaliser par le droit (c’est-à-dire une logique juridique) ; ou du peuple premier à sanctuariser, pour en sauvegarder le mode de vie original (c’est-à-dire une logique muséale) -.
Le morphologisme, qui le prédispose à affirmer la dimension unitaire du vivant par-delà l’évidente disparité que celui-ci présente de prime abord, a en effet ceci de tragique qu’il le condamne aussi à postuler, sur la base de cette unité révélée, une identité des aspirations humaines et animales. Sa pensée est à ce point inclusive qu’elle ne lui permet plus d’imaginer qu’on puisse, ailleurs, désirer autre chose que ce que lui-même désire. Devenir homme, et voir reconnues, d’une part sa qualité de sujet de droit, d’autre part la dignité de la civilisation particulière dont on est porteur : telle est, croit-il ainsi savoir, l’aspiration fondamentale qui unit dans une même communauté d’espérance tout aussi bien le lapin que le merle, la brebis que le rorqual, le lion que la gazelle.
Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines…
L’antispécisme est un refus d’envisager la possibilité d’une relation asymétrique entre l’homme et l’animal : si l’égalité absolue n’est pas atteignable (première option), il préfère encore interdire tout rapport entre l’un et l’autre (deuxième option). L’acculturation qu’il se propose d’opérer ne prolonge donc pas celle de l’élevage ; au contraire, sa logique lui commande de l’abolir, comme il fût fait de l’esclavage.
Dans L’enracinement, Simone Weil écrivait : « Le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même. Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort […] ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu’en partie. »
L’antispécisme est à l’évidence travaillé par une telle dynamique. Son souci d’amélioration de la condition animale – préoccupation dont nul, ou presque, ne niera le caractère louable – atteint un tel degré que je le vois en effet mal s’arrêter avant d’en avoir complètement affranchi les bêtes. Se contenter de libérer une panthère de sa cage confinerait à la tiédeur, désormais ; ce qui le travaille, on le sent, c’est l’audace supérieure de la soustraire à son état même de félin. L’enracinement de la Nature elle-même, pour ces déracinés, en vient à poser problème.
Lions et gazelles auront eux aussi leurs ABCD de l’égalité
Aussi la nécessité d’une « rééducation » animale finira-t-elle par s’imposer à ses adeptes. A cet égard, les conclusions d’un David Olivier, coauteur de La révolution antispéciste et cofondateur des Cahiers antispécistes, aussi délirantes qu’elles puissent paraître, sont d’un conséquentialisme achevé. « On doit garder les chats à l’intérieur, ou en tout cas trouver un moyen pour que les chats ne chassent pas et ne torturent pas les autres animaux » explique-t-il ainsi dans une vidéo de mai 2018 ; « la balance des intérêts du chat et des souris qui sont très nombreuses, et qui ont une fin atroce entre les griffes du chat » le commande en effet. Mais dans un texte plus ancien, écrit dès 2016, il n’hésitait pas à considérer des solutions plus démiurgiques encore, pour n’y déplorer ensuite que leur lenteur à produire concrètement la transformation attendue : » développement de préparations alimentaires végétaliennes adaptées pour les lions » ; « modification progressive de leur génome (par des technologies type gene drive par exemple) pour qu’ils cessent de devoir et vouloir tuer » ; ou encore « extinction progressive de leur espèce par la stérilisation » [tooltips content= »Sur le droit à la vie des prédateurs, Cahiers antispécistes n°40. »](3)[/tooltips].
Notre Occident égaré, en effet, voit poindre avec angoisse la pénurie d’hommes à déraciner. L’entreprise n’est pas achevée, mais elle n’a plus qu’à être poursuivie ; toutes ses possibilités architectoniques, pour reprendre le vocabulaire spenglerien, sont désormais épuisées. De quelles prisons nouvelles, en effet, pourrions-nous trouver à extraire Homo sapiens ? Même l’enfant, sous nos latitudes, est en voie de libération. Non, tout peu ou prou, a été déconstruit à présent ; pour ce qui touche à l’humanité, il reste seulement à étendre l’œuvre.
Aussi notre civilisation, plus prévoyante qu’on ne veut bien le dire, a-t-elle déjà entamé la constitution d’une armée de réserve devant lui permettre de continuer à exercer ses prétentions libératoires après épuisement de la manne originelle constituée par notre espèce. L’affranchissement animal, à cet égard, est le coup d’avance génial qu’elle a conçu pour traverser sans heurts le tarissement désormais programmé de ce premier pétrole humain.
Hybris du déracinement ; alliance objective des libéraux-libertaires
Il faut mettre en perspective déracinement, aptitude copernicienne au décentrage et fantasme de toute puissance dans le ciel des idées. La distance au réel, l’éloignement de son immédiateté, qui rendent possibles ces intelligences morphologiques, fabriquent également de l’hybris. Aussi, dérangeante vérité, ce sont les mêmes esprits grands citadins ayant produit le taylorisme animal, qui produisent aujourd’hui l’antispécisme. Leur invention est le résultat d’une identique hybris intellectuelle ayant seulement trempé dans deux bains mentaux antagonistes : l’un dans la pensée scientiste et techniciste du début de siècle dernier ; l’autre dans les théories déconstructionnistes importées de France sur les campus anglo-saxons dans les années 70, et réexportées depuis sous les formes qu’on sait.
A cet égard, les lecteurs de Christopher Lasch aux États-Unis, ou de Jean-Claude Michéa en France, ne seront pas surpris d’apprendre qu’une association antispéciste, telle qu’L214, puisse recevoir des financements d’une organisation philanthropique cofondée par un milliardaire, Dustin Moskovitz, investissant par ailleurs dans des start-ups planchant sur la production de viande en laboratoire. Le marché, sauront-ils en effet, a depuis longtemps découvert les vertus de l’individualisme moderne, qu’il utilise comme cheval de Troie pour approfondir sa pénétration de la pratique sociale. Les analyses michéiennes faisant état d’une alliance objective des libéraux et des libertaires trouve ainsi matière à se confirmer, une fois de plus, dans ce qui s’annonce comme un nouveau progrès dans le déracinement, et l’artificialisation de la vie.
Les voies de Dieu nous deviendraient-elles pénétrables ?
Il y a donc encore, pourrait-on dire, des manières faustiennes d’être antifaustien ; des façons prométhéennes d’être antiprométhéen. Aucune des deux options entre lesquelles l’antispécisme balance – savoir, la muséification de la nature, sur le modèle de la sauvegarde des peuples premiers ; et l’individuation égalisatrice de l’ensemble du vivant, sur celui de l’élévation de toutes les minorités à la pairie juridique – n’évite en effet de souscrire à cet apparent paradoxe. Dans chacune gît une intention qui était autrefois prêtée à Dieu.
Celle des conservateurs du vivant, entendant le préserver de l’humaine corruption, consiste à réclamer la coupure d’Homo sapiens et du cosmos. Notre espèce, disent-ils, doit se séparer d’un monde animal qu’elle ne sait précisément que dénaturer et s’assujettir, pour vivre chacun dans des espaces ségrégués. L’homme doit faire retraite pour sauvegarder le libre arbitre du reste de la Création ; ainsi seulement celui-ci sera-t-il préservé, clament-ils haut et fort. Or, n’est-ce pas précisément en vue d’assurer cette sanctuarisation du libre arbitre que Dieu, dans la dogmatique chrétienne, s’est lui-même coupé d’un monde dont il avait pourtant accouché ?
Quant à celle des égaliseurs du vivant – croyant, comme Pierre Hurmic, maire écologiste de Bordeaux, que le bonheur de l’arbre consiste en l’obtention d’une charte -, quelle est-elle, leur intention, sinon, dans leur réinvention de la Nature, de tout refaçonner à leur humaine image ? Le jour se profile désormais où, conformément aux deux craintes exprimées par Chesterton dans son Orthodoxie, en 1908, notre empathie débridée nous déniera jusqu’au droit de nous asseoir sur une chaise ; sans que, « sous prétexte d’être audacieux et créateur », nous ne renoncions à libérer le tigre de ses rayures en plus de l’extraire de sa cage.
Rien, en effet, n’interdit plus de penser que nous ferons les deux ; et, qu’après avoir semé derrière nous les graines de notre succession, nous ne finissions par quitter une Terre devenue invivable pour notre post-humanité au Surmoi trop grand pour ce réduit bleuté. Peut-être faut-il d’ailleurs chercher là la raison pour laquelle nous autres, Homo sapiens, trônons au sommet de l’ordre naturel : nous tangentons la limite intellectuelle et empathique au-delà de laquelle un être ne peut plus supporter de dominer ainsi, et organise lui-même sa disparition. Qui sait, oui ? Nous pourrions bien, dans cet exil volontaire, ne jamais parcourir qu’une route déjà cartographiée, en d’autres temps, par celui que notre civilisation appela alors un Dieu…
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