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« Vivonne », le nouveau roman de Jerôme Leroy

La mélancolie du chasseur


« Vivonne », le nouveau roman de Jerôme Leroy
Jérôme Leroy © Hannah Assouline

Une quête, un exode, une guerre sans merci – un naufrage planétaire. Sommes-nous avant ou après la Catastrophe ? Le roman de Jérôme Leroy semble prédire ce qui fut pour mieux se remémorer ce qui nous attend… dans l’ombre d’Homère.


Ça commence par un Oradour – un massacre de villageois sous un ciel bleu et or. Ça finit avec le bruit du vent dans les arbres et le nom murmuré d’un poète disparu : Adrien Vivonne[tooltips content= »Auteur supposé d’un roman introuvable, Danser dans les ruines en évitant les balles, publié chez un éditeur non moins introuvable, Les Grandes Largeurs, en 1995. Et d’un chef-d’œuvre inconnu intitulé : Mille Visages. Il aurait disparu en 2008. »](1)[/tooltips].

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Oui, bien sûr que la douceur existe puisque soudain elle n’est plus là, on s’en souvient seulement et ça fait un peu mal – par je ne sais quelle diablerie, la douceur et la douleur ne se séparent que d’une lettre. On le sait depuis Charles d’Orléans qui écrivait des ballades dans sa prison anglaise avec de l’encre et des larmes.

Je soupçonne Leroy de le savoir d’instinct, je l’envie.

Je le dis d’emblée, j’aime beaucoup Jérôme Leroy, oui je sais, c’est un collaborateur de ce journal, mais je l’aimais avant.

On n’habite jamais que le pays que l’on quitte

Avant quoi ? Avant, après, ça se touche. On n’habite jamais que le pays que l’on quitte, comme Ulysse. C’est peut-être cela le sujet de ce livre. Un roman homérique ? Oui, d’une certaine façon. Une quête, un exode, un périple. Une guerre atroce, totale, sans merci, façon lutte finale, avec des drones, des cyberattaques et des miliciens – une Iliade planétaire ! Et puis la brise de l’aube, la mer violette caressée par le meltem, le vent des Cyclades – le petit port d’Ermoúpoli dans l’île de Syros, ça vous dit ? Et les sortilèges du lac de Vassivière dans le Limousin. Et ce n’est pas une surprise, un « Grand Typhon » sur Paris outragé, Paris crotté, Paris vaincu – auprès de quoi la débâcle de juin 1940 ressemble à une escapade.

Au-delà de ces motifs épars qu’il s’ingénie à recoudre avec soin, Leroy nous fait vivre la crainte, le retour des âges et des dieux d’avant – d’avant le sac de Troie, d’avant l’Histoire, d’avant la tyrannie des « Dingues ». Le temps d’avant – qui préfigure le temps d’après ou qui s’en souvient déjà. Le temps qui dort, le temps qui rêve – et il y a une île, un volcan, une chevelure dans son rêve.

Leroy traite le temps comme une matière, une couleur, un décor qui rêve à notre place

Qui a enfanté le Minotaure ? Est-ce Éole ou Apollon qui soulève les nappes et les jupes des filles ?… Une chose est sûre : il y a « une porte au fond du jardin », et elle ouvre sur un éternel été – grec ! Ce n’est pas un hasard si l’un des personnages ici s’appelle « Odysseus » – sans Homère, le « Grand Aveugle », saurions-nous ce qu’est un rivage ?

Car Leroy traite le temps comme une matière, une couleur, un décor qui rêve à notre place – de « l’immémorial », dirait Quignard. Que demander d’autre à un écrivain ?

Car Leroy est un millénariste à rebours – le Messie, ce n’est pas demain la veille, camarades, il pleut, il pleut bergère, oh ! on a perdu Clara Zetkin ! adieu Lénine ! adieu Thorez ! pleurez enfants, vous n’avez plus de pères, mais mieux vaut en rire. Je résume bien sûr.

Leroy parle la langue des naufrages avec un accent tragique

Le théâtre veut des « machines » ; le roman exige des « paysages ». Des villes mortes, hantées, crépusculaires, encore mieux ! Avant nous, qui sommes nés en province et qui habitons Paris, disons, entre le boulevard Raspail et le carrefour de l’Odéon, il y avait déjà sur terre des mouches, des crocodiles et des rats ; après nous, il y en aura encore. Ce n’est pas si difficile d’être prémonitoire, il suffit de raconter le pire puisqu’il est déjà là.

Leroy parle la langue des naufrages avec un accent tragique, mais au sens solaire des Grecs en s’interdisant la pitié. Il appartient à la catégorie des guetteurs mélancoliques pour qui la littérature est une requête primitive à la fois nécessaire et désespérée. Leur ancêtre, c’est Cassandre. Les oncles de la famille sont Marcel Aymé ou Simenon, toujours en maraude à l’orée du fantastique, avec un penchant pour l’allégorie. Avec un désir de vacance – un vide, une attente, une note d’oubli qu’ils pincent comme une corde. Avec des lueurs d’outre-monde – de mornes résurgences des sixties, des nuances exactes de brume un soir d’automne dans la banlieue sud de Rouen, des frayeurs inexpliquées. Avec je ne sais quoi de néfaste qui rôde et qui n’interdit pas l’idée du bonheur – enfui.

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Ce qu’on serait tenté d’appeler du « fantastique social » – l’expression est de Mac Orlan, je crois – en songeant peut-être à l’Argentin Cortazar, l’auteur de Marelle, ou à l’Albanais Kadaré – ce petit-fils d’Homère revisité par Gogol. Car Leroy n’écrit pas tout seul, des ombres l’escortent. Et un remords, un revenant nommé Vivonne – « oui, comme le poète ». Sauf que sa langue et ses personnages, quoique classiques, sont absolument vivants, contemporains, comme le marrane est juif sous son baptême.

Ai-je dit pourquoi j’aimais Jérôme Leroy ?

Parce qu’il ne récrit pas Le Grand Meaulnes.

Parce que son œil est un détecteur de fumée.

Un auteur qui modifie la sensibilité du lecteur de façon indolore

Parce qu’il a l’art de jouir en se mordant les doigts, comme Amy Winehouse ou comme ce chenapan de saint Augustin – il y a des anges et des murmures, mais aussi de l’ivresse dans le repentir.

Parce qu’il est de ces auteurs qui modifient la sensibilité du lecteur de façon indolore, comme une goutte de poison qui s’insinue par l’oreille et qui entre dans le cœur.

Et enfin parce qu’il décrit par charité ou par dépit amoureux, allez savoir, des vices qui ne sont pas les siens, des turpitudes qu’il n’a pas commises et qui sont vraies – et qui sont un peu les nôtres.

C’est ça, un romancier ? Oui.

Vivonne

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Janvier 2021 – Causeur #86

Article extrait du Magazine Causeur



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est écrivain, essayiste et journaliste littéraire

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