Accueil Édition Abonné 50 ans d’ «Eléments»: la Nouvelle Droite mange-t-elle vraiment des enfants?

50 ans d’ «Eléments»: la Nouvelle Droite mange-t-elle vraiment des enfants?

Le diable s'habille-t-il en loden?


50 ans d’ «Eléments»: la Nouvelle Droite mange-t-elle vraiment des enfants?
Alain de Benoist. © BALTEL/SIPA

La revue a célébré son demi-siècle d’existence avec un colloque à Paris, à la Cité universitaire. Nous sommes allés écouter. Contrairement aux caricatures, les amis d’Alain de Benoist sont intellectuels mais non violents. Bon anniversaire !


C’est dans le superbe cadre de la Fondation Biermans-Lapôtre et sa résidence de style Art déco, qui accueille les étudiants belges et luxembourgeois depuis près d’un siècle, dans le XIVème arrondissement, par une belle journée de fin septembre que l’on ne saurait espérer certains mois d’août pourris, que se tenait le colloque du cinquantième anniversaire de la revue Eléments. Un lieu très européen pour un magazine qui précise dans son titre-même œuvrer « pour la civilisation européenne ». L’occasion de réunir autour d’Alain de Benoist, barde de la Nouvelle Droite, plusieurs tables rondes, avec pour thème le clivage gauche-droite, le wokisme, ou encore le conflit russo-ukrainien et de sortir quelques Unes des archives.



Néo-paganisme et bataille culturelle

Objet de recherche académique, le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) et la nébuleuse de revues qui gravitent autour (Eléments, Nouvelle Ecole, Krisis) fait aussi l’objet depuis un demi-siècle de tout un tas de fantasmes et de spéculations quant à ses origines troubles. Une franc-maçonnerie d’extrême droite fondée par d’anciens SS français et danois ? Ce fut en tout cas la thèse proposée par un travail universitaire pas tout à fait sérieux. En fait, le GRECE et Eléments naissent dans le bouillonnement de l’immédiat après-68, avec un pari audacieux : alors que la droite avait complètement abandonné le terrain des idées à la gauche en ces temps d’archi-domination marxiste, Alain de Benoist, lecteur d’Antonio Gramsci, et ses acolytes décidèrent de porter le combat sur le terrain culturel. Pas de participation à la bataille électorale, mais l’espoir, « d’ici trente ans », d’avoir gagné celle des esprits. En prenant parfois le contrepied du kit officiel des convictions obligatoires à avoir au sein des marges de la droite : la vieille droite était nationaliste ? La Nouvelle Droite sera européenne. La vieille droite était catholique ? La Nouvelle Droite sera païenne, ressuscitera les dieux du Panthéon ; Alain de Benoist, dans Comment peut-on être païen (1981), opposa polythéisme et monothéisme, Athènes et Jérusalem. Si elle récupère de vieux thèmes de droite, comme le régionalisme, la Nouvelle Droite s’intéresse aussi à l’écologie et à la décroissance. Surtout, elle laisse de côté les vieux rêves « restaurationistes » classiques à droite.

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Passée relativement inaperçue pendant le début de la décennie 70, la Nouvelle Droite devient vraiment la Nouvelle Droite quand elle est désignée ainsi par ses adversaires ; en 1979, en quelques mois, le mouvement fait l’objet de 500 articles et d’une violente campagne de presse. En fait, un règlement de compte entre Le Figaro (le supplément, Le Figaro magazine, accueillait bon nombre de plumes néo-droitières) et Le Monde, ce dernier alimenté de dossiers de presse réalisés par… la droite conservatrice catholique, aux antipodes du GRECE sur les questions d’avortement et de bioéthique.

Alain de Benoist aura son premier vrai quart d’heure de gloire warholien avec un passage chez Bernard Pivot, en septembre 1979 : la Nouvelle Droite est désormais estampillée « vue à la TV ».

La décomposition du clivage droite-gauche

Johnny Hallyday a eu sa période yéyé, sa période hippie, sa période Michel Berger, sa période Mad Max. La Nouvelle Droite a eu sa période biologiste voire eugéniste, sa période « aile droite du giscardisme », puis des périodes plus socialisantes et un intérêt pour le tiers-monde, vu comme un autre axe, avec l’Europe, de résistance à l’Amérique. En pleine guerre froide, Alain de Benoist écrit un jour dans Eléments : « Certains ne se résignent pas à la pensée d’avoir un jour à porter la casquette de l’Armée rouge. De fait, ce n’est pas une perspective agréable. Nous, nous ne supportons pas l’idée d’avoir un jour à passer ce qui nous reste à vivre en mangeant des hamburgers du côté de Brooklyn ». Une fois le mur de Berlin tombé, Alain de Benoist identifie, au moment de la guerre du Golfe, de la guerre de Yougoslavie et de Maastricht, la fin du clivage gauche-droite et de nouvelles recompositions possibles. Ce fut le premier thème du colloque de ce samedi. Se rapprochant de Jean-Edern Hallier et de quelques figures dissidentes au sein du Parti communiste, Alain de Benoist dégage dès cette époque des ponts possibles avec certaines gauches. C’est la fameuse époque du prétendu complot « rouge-brun ». Il aura fallu une trentaine d’années pour qu’Emmanuel Macron et Marine Le Pen se retrouvent une première fois au deuxième tour d’une élection présidentielle avec une seule grande conviction en commun : le sentiment que le clivage gauche-droite est dépassé, la sensation d’être le candidat du « ni ni » ou du « et et ». Et puis, en historien des idées, Alain de Benoist remarque à quel point les idées sont de petites choses volages qui passent d’un camp à l’autre tous les siècles : écologisme, régionalisme, et même nation.

Il en va de même pour les injures politiques, pourrait-on ajouter : « laïcard », insulte cléricale qui circulait dans La Croix dans les années 1880, a trouvé une deuxième jeunesse au sein de la gauche indigéniste depuis quelques années. Paradoxalement, c’est au moment où l’intuition néo-droitière semble avoir triomphé que François Bousquet, rédacteur en chef du journal Eléments depuis 2017, et autre intervenant lors de cette première table ronde, trouve au clivage droite-gauche un dernier charme et propose une voie légèrement discordante (l’ancien seguiniste et chevènementiste Gaël Brustier, ancien conseiller d’Arnaud et de Julien Dray, participait également à ce débat). Et si le clivage avait encore de beaux restes ? « Etre d’avant-garde, c’est savoir ce qui est mort ; être d’arrière-garde, c’est l’aimer encore », écrivait Roland Barthes.

Jean-Paul Brighelli, national-souverainiste infiltré

Les tables rondes se suivent. L’une d’elles met face-à-face Roger Chudeau, député RN élu dans le Loir-et-Cher et Jean-Paul Brighelli, avec pour thème « De la pensée unique au wokisme: face aux flics de la pensée ! ». Face à un parlementaire défendant sa future proposition de loi visant à interdire notamment l’écriture inclusive, les opérations de transidentité pour les mineurs, les réunions racialisées, le port de l’hidjab sur les terrains de sport, Brighelli chausse la vue longue pour regarder quarante ans en arrière. Selon lui, l’écriture inclusive n’est qu’un épiphénomène qui ne fait que couronner des décennies de démission de l’école. Dès 1963, la DGESCO (direction générale de l’enseignement scolaire) et à sa tête René Haby demandaient à ce que le français enseigné en classe soit le français oral. Entreprise hasardeuse, car comme le précise Brighelli, « le français reste une langue très écrite, il suffit de voir toutes les lettres qu’on ne prononce pas ».

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Treize ans plus tard, Haby est aux manettes rue de Grenelle pour la mise en place du collège unique, « an 1 de l’apocalypse scolaire ». Brighelli prend des accents nationaux-souverainistes en s’écriant : « Il faut rapidement enseigner l’histoire de la Nation, refaire des classes de niveaux, restaurer l’exigence et la sélection, relancer la course à l’excellence, restaurer la langue française, restaurer la France ». Presque une provocation en milieu grand-européen.

Un journal sauvé par Manuel Valls

Bien sûr, on tique un peu quand Régis Le Sommier, reporter en Ukraine et en Russie ces dix-huit derniers mois, avance : « Les Russes pardonneront tout aux Ukrainiens et rien aux Occidentaux ». On espère que les Ukrainiens eux aussi pardonneront à leurs actuels agresseurs… La revue, qui a sorti un hors-série à la Russie en mai 2023, ne cache pas un petit tropisme russophile, qualifié poliment de « non-alignement sur les uns ni sur les autres ». On peut quand même se demander si ce symposium d’esprits libres et de « cœurs rebelles » (c’est le titre d’un livre de Dominique Venner, figure importante de la Nouvelle Droite) proposé par Eléments aurait été possible dans un régime de type russe, et si les participants n’auraient pas risqué un empoisonnement au polonium lors du cocktail final. Il n’empêche, sans être obligé d’être d’accord sur tout, Eléments, depuis cinquante ans, secoue et agite les idées, non seulement contre l’air du temps, mais aussi, contre les réflexes de pensée de la droite. Surtout, Eléments a su détecter, parfois avec dix ans d’avance, des thèmes qui sont par la suite devenus centraux dans le débat des idées : la pensée unique, le transhumanisme, la théorie du genre, le wokisme. Lire Eléments, c’est parfois se plonger dans le cauchemar qui nous attend dans la prochaine décennie.

Ces dernières années, le magazine a perdu son caractère austère et ses photos en noir et blanc, et propose des Unes plus flashy, un style plus mass media et des dossiers un peu plus racoleurs, sur les « 36 youtubeurs dissidents à aimer ou détester » ou sur les « 501 imposteurs les plus néfastes », sans perdre de son exigence intellectuelle. L’un des intervenants du colloque, sous l’effet du rosé, me fait une confession : « la première fois que j’ai acheté le magazine, c’était il y a vingt-cinq ans, je demande Eléments à voix basse au buraliste, gêné, en regardant à droite et à gauche derrière moi, comme quand on achète sa première boite de capotes anglaises ». La publication s’affiche désormais fièrement en tête de gondole, souvent à côté de Causeur, dans les kiosques et chez les marchands de journaux. Elle tourne également parmi les journalistes de gauche (ceux qui lisent encore), qui se la passent sous le manteau. Elle a su bénéficier d’un coup de pub inespéré lors d’une passe d’armes entre Michel Onfray et Manuel Valls en 2015, lorsque ce dernier avait déclaré : « Quand un philosophe connu, apprécié par beaucoup de Français, Michel Onfray, explique qu’Alain de Benoist – qui était le philosophe de la Nouvelle droite dans les années 70 et 80, qui d’une certaine manière a façonné la matrice idéologique du Front national, avec le Club de l’Horloge, le GRECE – (…) vaut mieux que Bernard-Henri Lévy, ça veut dire qu’on perd les repères ».

Le Monde en 1979, Valls en 2015 : la Nouvelle Droite doit à peu près tout à la gauche !




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Professeur démissionnaire de l'Education nationale

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