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Yushi forever!

Notre ami Roland Jaccard se suicidait il y a deux ans, à la veille de son 80e anniversaire


Yushi forever!
L'écrivain Roland Jaccard © Hannah Assouline / Causeur

Roland Jaccard s’est suicidé il y a deux ans, le 20 septembre 2021  


Et Dieu créa le natto. Le mets japonais fut proposé uniquement dans le « menu jaccard », formule enregistrée dans le système informatique de chez Yushi, boui-boui japonais près du Flore où l’essayiste septuagénaire tenait son salon littéraire du mardi au vendredi soir.

Le natto — des grains de soja fermentés — était la pièce de résistance du menu créé sur mesure pour le vieil Helvète, connu dans le milieu germanopratin pour son Que sais-je ? sur Freud ainsi que pour son essai mélancolique L’Exil intérieur. Chez Yushi, Jaccard était le maître du lieu, encore plus que Sollers à la Closerie : la brasserie Boulevard Montparnasse n’a pas souffert de la mort du célèbre habitué, tandis que le restaurant nippon, où l’entourage jaccardien représentait la moitié du chiffre d’affaires, a dû réviser son modèle économique après le suicide du Suisse.

Ah, les enjeux financiers… on y pensait à chaque plongée dans le natto des baguettes en bois jetables, tenues habilement par des doigts fripés : que le client éponyme avait droit au menu jaccard, à dix-sept euros la direction perdait, la minoration du prix constituait une commission pour son activité de rabatteur. Gertrude Stein serait retournée dans sa tombe de voir l’évolution du salon littéraire ! On était loin de l’ambiance de la rue de Fleurus : les verres tremblaient au passage de la ligne 10 par-dessous le sol, alors que la salle principale se remplissait de fumée quand les cuisiniers khmers surchargeaient le barbecue. Côté assistance, Picasso avait cédé la place à Pajak, et Sherwood Anderson à Steven Sampson : le nouveau siècle manquait l’éclat des années folles. Pourtant, le principe restait le même : fabriquer une atmosphère bohémienne, se moquer des conventions bourgeoises, tout en enviant l’argent des riches illettrés.

A quel camp appartenais-je : celui des beaufs ou celui des bonzes ? Jaccard avait tranché : un « milliardaire américain » – l’épithète qu’il m’a attribuée – était doublement philistin, voire un objet de ridicule. J’intégrais la lignée de têtes de turcs de la rue des Ciseaux, et ce, bien avant la métamorphose de mon ami en vidéaste, quand, ayant lâché une partie de son activité d’écrivain en faveur de sa chaîne YouTube, il endossa le rôle d’interviewer, mettant en scène des dialogues ponctués par des questions cocasses. Postées sur causeur.fr, ces vidéos ont disparu – sacrifiées sur l’autel de la cancel culture lorsque You Tube, filiale de la boîte de Mark Zuckerberg, effaça la chaîne de mon ami, jugée « incompatible avec les valeurs de la communauté ».

Y avait-il de plus flagrant affront à la communauté que le natto, clivant par sa viscosité et par son odeur ? Quand les baguettes du maître s’approchaient de ses lèvres, l’entourage retenait son souffle : le gourou réussirait-il à avaler la fève gluante ? On assistait à une célébration tacite de l’éjaculat, officiée par le seul initié au menu jaccard. Le cadre délabré du boui-boui japonais se transformait en lieu d’une révolution téléologique : la fraction du pain — rite convenu — s’éclipsait devant une chorégraphie exotique, empruntée au pays du soleil levant. À cet-instant-là, on s’en foutait de la trentaine de livres publiés par l’écrivain prolifique, son geste prodigieux abrogeait sa production textuelle comme celui du Christ annulait l’ancienne Alliance, rien ne comptait en dehors de ses mains tachetées, ses baguettes effritées et le petit grain agonisant : la vérité se résumait en une fève de soja fermentée. Une fois ingurgitée par le Suisse, saurait-elle germer ?

De nombreux traités internationaux ont été signés à Genève, grâce au don local pour la neutralité ; la diplomatie chez Yushi manquait le faste du Palais des Nations, mais Jaccard le compensait par sa verve, héritée d’un père diplomate. Il rassemblait des adversaires historiques à sa table branlante. Marxistes et fachos se côtoyaient autour d’une tiède soupe miso, idem pour les sionistes et les antisémites. Les catholiques et les anarchistes se délectant des brochettes de bœuf carbonisées ou du thon cru fraîchement décongelé. La pauvreté du repas aiguisait les esprits, Jaccard exaltait la virulence, l’âpreté du natto trouvait son reflet dans le visage des convives, l’harmonie la plus mélodieuse à son oreille fut celle de la dissonance ; Viennois à l’âme, il cherchait à recréer l’esthétique de Schönberg.

La dissonance sexuelle, la stridente musique de fond, reposait sur une présence féminine, faute de quoi la misogynie — thème rassembleur entre mecs — tombait à plat. De même qu’à la fin de la messe, les fidèles se tournent vers la statue de la Vierge, de même rue des Ciseaux les saillies antiféministes se fondaient en coups d’œil vers la mascotte, notre icône vivante, Marie Céhère.

Sacrée Marie, à vingt-cinq ans élue Mme Jaccard, troisième épouse attitrée, s’asseyait au fond de la salle, installée dans la niche formée par deux murs, silencieuse et énigmatique. Insaisissable, à part son corps : dans les vidéos de son mari, on lorgnait chaque centimètre de sa peau d’albâtre, par l’intermédiaire de You Tube, on dévorait sa silhouette sublime, on reconnaissait la marque de ses soutien-gorge en dentelle et de ses culottes minces comme ses lèvres. Lorsque je me trouvais seul avec elle au restaurant — Jaccard se faisait attendre — j’en rougissais de honte, mon esprit rempli d’images érotiques laissées par le visionnage en boucle de leurs films.

Marie percevait ma gêne, la compassion fusait de ses yeux bleus, ainsi que de l’indulgence envers mon incapacité à sublimer. Doctorante, experte sur Heidegger, elle aurait pu jouer le rôle de mentor pour remplir mes lacunes en philo, si ce n’était que son antique visage mélancolique me désarçonnait, j’étais démuni, je visualisais une statue de la Vierge, je ne songeais qu’à ses culottes, j’avais envie de téter, d’être bercé dans ses bras comme le bébé Jésus.

On attendait en silence l’arrivée de son époux. Les cuisiniers khmers furent les premiers à le saluer, pendant qu’il progressait lentement à travers l’étroit couloir rallongeant le comptoir à sushi. Il appelait chacun par son prénom — c’était de la famille —, avec une attention particulière pour la serveuse et le chef de salle, affublés de sobriquets affectueux : « petite sœur » et « Maître Li ». Sa mère avait vécu sous les Habsbourg, il en avait hérité un goût pour les hiérarchies. Le 8, rue des Ciseaux fut son domaine enchanté, son empire étriqué. Il faisait preuve d’une condescendance bienveillante lors des échanges avec ses sujets. La salle entière se retournait voir la provenance de sa voix retentissante, des tabourets au comptoir jusqu’aux tables modernes devant la vitrine. Les trentenaires assis devant le présentoir de poisson cru s’émerveillaient de ce profil atypique : un vieil homme svelte se penchait devant tel un Giacometti, habillé en doudoune noir UNIQLO, sa tête argentée coiffée d’une casquette à la Che Guevara.

« Ah ! » disait-il, étonné, en arrivant dans la partie de la salle réservée à sa bande, comme si notre présence relevait d’une pure coïncidence (chose inexistante dans sa vie). Assassiner l’essayiste aurait été un jeu d’enfant, vu la prévisibilité de son circuit : déjeuner aux Trois Bonheurs à côté du Bon Marché, suivi d’un café au SIP et un thé au Flore. Il s’accordait une petite pause en fin d’après-midi dans son grenier rue d’Oudinot avant de retourner à Saint-Germain de Près pour déguster le menu jaccard. Grâce à ce rythme régulier son poids ne fluctuait pas : la même nourriture descendait son œsophage jour après jour, les graines de natto rejoignaient le même potpourri digestif à 22h.

Même fixité concernant son trône : inamovible, ce fauteuil de réalisateur arborait sur son dossier le drapeau carré de couleur rouge à croix blanche. Il était posé en biais, permettant au Suisse d’occuper deux places afin de se dégourdir les jambes : l’empereur de Yushi méritait au moins ça !

« Pourquoi êtes-vous tous si fascinés par Jaccard ? » nous a demandé un jour une amie romancière. On était au cocktail trimestriel de L’Atelier du roman, revue dont les collaborateurs comprenaient un certain nombre d’aficionados de Yushi. Grozdanovitch s’est efforcé à répondre, mettant en avant l’intellectualisme du chroniqueur, la vivacité des débats qu’il animait, le haut niveau de l’assistance à sa cour.

À mon tour, j’ai expliqué : « Par masochisme. »

Notre interlocutrice était bouche bée.

« Oui », ai-je poursuivi. « Tu vois, jamais Jaccard ne serait venu à cette réunion. »

« Ah bon ? »

On était un mardi vers 20h.

« Je sais exactement où il se trouve à ce moment précis. »

« Tu travailles pour le DGSI ? »

J’ai regardé ma montre pour vérifier l’heure.

« Roland Jaccard est assis à l’arrêt de bus Vaneau — Saint-Romain, il attend le 86 ou le 70. »

« Comment peux-tu savoir ? »

J’ai ri aux éclats.

« Jaccard vit dans le carcan de Jaccard. »

Une tautologie tue toute autre proposition, on le savait chez Yushi, où le maître s’en servait pour asseoir sa domination. La romancière progressiste ne pouvait admettre le lien entre une conversation et une partie d’échecs.

« Il prend le bus » ai-je rajouté, « pour vaincre ».

Clint Eastwood me venait à l’esprit, le héros de Roland qui montait à cheval pour aller à l’encontre de ses adversaires. Jaccard le considérait avec la même estime que John Wayne et son ami Clément Rosset. Verbe et flingue étaient interchangeables, une publication remplaçait une fusillade.

Il était un cowboy frustré, lisant Schopenhauer par défaut ; son véritable plaisir venait devant le lecteur DVD, quand il regardait les films de John Ford ou Howard Hawks. Il n’a jamais fait le deuil de son rêve américain, devenir cinéaste à Hollywood ; être écrivain francophone était une piètre consolation. Le dimanche au Lutétia, il compensait l’échec de sa vie en jouant aux échecs, les canyons formés par la Tour, le Fou et le Cavalier lui rappelaient ceux de Ford, le temps d’une partie il méritait enfin son fauteuil de réalisateur, à travers les pions il écrivait un film d’auteur.

Sinon, en semaine, il se vengeait rue des Ciseaux. La fève de natto était comme un pion, il la déplaçait avec circonspection, il gardait le droit de reprendre son coup. Lui qui affectionnait le blitz aux échecs mangeait lentement, pour reporter la fin de partie. Combien de grains avaient-ils dans le bol servi avec le menu jaccard ? Il prenait un quart d’heure entre chacun, histoire de concentrer l’attention de l’auditoire. « Ceci est mon corps » semblait-il vouloir dire. On pensait à Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe, avec Woody Allen en spermatozoïde. On s’identifiait aux grains gluants, la postérité de Jaccard — antinataliste fanatique— était nous !

Quant à Sigmund, Jaccard prétendait que la leçon centrale à retenir était celle de l’ambivalence. Moi, je n’y crois pas. La mise en Cène chez Yushi illustrait un autre aspect du précurseur viennois : le conflit sous-jacent, la violence imminente. Hommes et femmes parmi les invités furent tous séduits par sa démonstration de virilité : voilà un Vaudois capable de dire des vacheries ! Lorsque ses baguettes caressaient méchamment la fève, il jouait au chat et à la souris, il nous obligeait de faire face à notre soumission.

Si aujourd’hui le menu jaccard a disparu, on peut trouver parfois le natto dans d’autres établissements japonais. Lorsque cela m’arrive, j’éprouve toujours une sensation d’inquiétante étrangeté. Par fidélité je le commande, en dépit de son goût infecte. En l’approchant de ma bouche, j’essaie d’imaginer si dedans il y aura la présence réelle de feu mon ami vaudois. Qu’importe, ça ne mange pas de pain de le contempler. 



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