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L’école est finie ?

A gauche, Jacques Julliard était un pourfendeur du pédagogisme...


L’école est finie ?
Jacques Julliard, et Jean-Michel Blanquer © BALTEL/SIPA // J.E.E/SIPA

Jean-Michel Blanquer était d’accord avec les constats accablés de Jacques Julliard sur l’école, mais il ne partageait pas son pessimisme. Sa disparition récente a été l’occasion de rappeler que Jacques Julliard était un pourfendeur du pédagogisme.


Dans un récent article[1] publié dans le Figaro, Jean-Michel Blanquer, ancien Ministre de l’Éducation Nationale, analyse certaines idées majeures de l’essayiste Jacques Julliard tout en lui rendant un sincère hommage. L’école, sa possible déliquescence et les moyens de remédier à cette dernière deviennent rapidement l’objet de l’enquête de l’ancien ministre, fonction oblige. Alors dire que “l’école est finie” est-ce le triomphe du pessimisme ou de la lucidité ? Et va-t-on finir par relever l’école ? Analysons…

Dans son bref mais incisif ouvrage L’école est finie (2015), Julliard critiquait méthodiquement la baisse du niveau général des élèves causée par la diminution drastique des exigences, la pression permanente exercée sur les professeurs par l’administration pour faire dégringoler lesdites exigences sous couvert de bienveillance et de douceur, la marginalisation du latin et la quasi-inexistence du grec ancien dans le secondaire, la haine du mérite vu  -à l’aune d’un prêt-à-penser bourdieusien- comme le pur résultat d’un privilège de classe déguisé et enfin, comme le note Jean-Michel Blanquer, « le changement de modèle et même de paradigme qui conduisit au nivellement par le bas et à l’évacuation subséquente du beau, du bien, du vrai. »

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Julliard aurait aimé, à rebours, que le secondaire prenne davantage modèle sur les classes préparatoires, qu’il s’agisse d’ailleurs des classes préparatoires au professorat des écoles qui, prenant les élèves par la main dès leur obtention du baccalauréat et canalisant tous leurs efforts sur le français et les mathématiques, en font d’authentiques instituteurs ou bien des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) qui sont un réel incubateur de talents non pas en raison du génie des élèves qui y passent mais bien parce que l’ambiance de la prépa (travail, rigueur, émulation, joies intellectuelles) donne à chacun l’occasion de devenir doué.

Il s’agirait alors de s’inspirer de trois idées majeures de Julliard qui pourraient permettre de faire du secondaire autre chose qu’une garderie et du passage du secondaire au supérieur non pas un gouffre, mais un pont.

L’autorité des maîtres a disparu

Le plus urgent est de remettre au centre de l’enseignement secondaire l’autorité des professeurs, non pas en tant qu’individus mais en tant que détenteurs du savoir, en tant qu’ils sont “passés maîtres” dans leur discipline respective. Après mai 68 et dans les années qui suivirent, sous l’influence du pédagogisme, une révolution s’opéra dans l’enseignement et se mit en place “un système contractuel, fondé sur les principes de la démocratie et la négociation permanente” (L’école est finie, 2015). Mais, précisément, l’école a très peu à voir avec la démocratie. Au sein d’une classe, on trouve, au contraire, la différence et la hiérarchie fondamentale du maître et de l’élève. Le premier surpasse le second quant au savoir, étant bien entendu qu’il n’aurait pas de joie plus profonde que voir son élève le surpasser. Dans le cas d’une prétendue conception démocratique de l’école, tous pataugeraient dans une égalité ignare. De cette supériorité, de cette conception antidémocratique qui a pour elle toute légitimité, résulte nécessairement l’autorité comprise, pour reprendre des termes pascaliens, comme le respectable en droit (ici le savoir)  non pas comme le respecté de fait (l’argent et le pouvoir). Dans la pratique et au vu l’état de fébrilité des enseignants dans certaines régions, ce retour de l’autorité passe nécessairement par une intransigeance, un refus du “pas de vague” face aux élèves qui récuseraient ce rapport asymétrique, par un soutien indéfectible de l’administration et des supérieurs hiérarchiques (l’inspection) vis-à-vis des professeurs et enfin par une capacité de ces derniers à ne pas se laisser déstabiliser dès qu’ils seront mécaniquement qualifiés “d’autoritaristes” (ou pire). Avec ce retour de l’autorité du savoir rationnel et de son détenteur, tout s’ensuit pour Jacques Julliard: l’admiration du professeur qui suscite le désir d’apprendre, la réhabilitation de la mémoire et du “par cœur”, une capacité d’attention renouvelée (cela doit encore être possible, malgré TikTok), l’envie, enfin, d’exceller dans un domaine qui nous plaît.

Le pédagogisme, allié de la perpétuation de l’ordre établi

Jean-Michel Blanquer n’hésite pas à qualifier Julliard de « pourfendeur du pédagogisme ». Et le ton pamphlétaire de l’essayiste en 2015 ne laisse aucun doute (voyez à ce sujet le chapitre intitulé “Les frères ignorantins de la pédagogie”) : il y a une sorte de scandale à voir ainsi le codicille pédagogiste prendre la place de l’essentiel et les recettes de cuisine du professeur empiéter sur les connaissances à transmettre. Qu’un cours pour être retenu doive, par son intérêt intrinsèque, susciter l’attention, que le professeur se fasse parfois conteur ou acteur, qu’il n’y ait rien de plus facile que de distinguer un professeur habité par son contenu d’un autre qui se contente de faire passer un contenu sans vie à des élèves ennuyés, tout cela va de soi. Mais que des méthodes stéréotypées et mécaniques prennent toute la place et empêchent de transmettre un contenu, voilà qui n’est pas tenable; c’est la mort de l’esprit et de la culture. Nous pouvons d’ailleurs soupçonner un profond mépris des pédagos à l’égard des élèves qu’ils rencontrent d’ailleurs assez peu – Ils se cachent dans les INSPE ! – Car pour penser qu’il faille user de mille et une circonvolutions et autres pirouettes ludiques pour faire passer des connaissances à un autre être pensant, ne faut-il pas le considérer comme inférieur ? Pour penser qu’un cours magistral n’est pas, avec de la bonne volonté, à la portée de tout un chacun, ne faut-il pas s’imaginer face à des êtres qui ont en eux un réservoir de potentialités intellectuelles singulièrement limité ? Le pédagogisme, ami de la hiérarchie et de la perpétuation de l’ordre social établi ? Mais c’est alors de la mauvaise hiérarchie dont on parle, ce n’est plus celle, dynamique, où le supérieur cherche à faire s’élever l’autre dans un élan tout à la fois intellectuel et éthique, mais celle, statique, où le supérieur ne transmet plus ou seulement des pauvretés.

Quand la laïcité devient réactionnaire

L’ancien ministre se sent par ailleurs en total accord avec la conception de la laïcité défendue par Julliard: « Nous étions enfin en accord profond sur la laïcité. Nous nous situions dans la lignée de Jules Ferry et de Jean Zay et fort marris, par un renversement extravagant des repères, de passer pour réactionnaires de ce fait. » De quelle conception, de quelle “lignée” s’agit-il ? Car nous pouvons distinguer au moins deux sens de la laïcité. Premièrement, on l’entend comme une sorte d’abstention, d’impartialité, de neutralité vis-à-vis de toutes les religions qui cohabitent et manifestent leur présence dans la société à condition de permettre aux autres religions de faire de même. On pourrait qualifier cette conception de “démocratique”. Deuxièmement, une conception “républicaine” de la laïcité, où c’est la loi commune qui prévaut et où personne, en raison de sa foi, ne peut réclamer de traitement différencié. Une conception, enfin, qui implique qu’à l’école, ce lieu où se pressent des êtres dont la maturité intellectuelle et la lucidité sont à venir, la religion ne doit pas être visible. Car de deux choses l’une. Ou bien un signe religieux a un but politique en mettant en évidence que la loi religieuse est jugée supérieure à la loi commune. Dans ce cas, ce signe est à proscrire à l’école, puisqu’il représente une forme d’incitation au séparatisme. Ou bien ce signe religieux n’est pas du tout politique, il vise simplement à manifester la foi profonde d’un individu, sa piété intérieure, sa dévotion et son sens du sacré; mais dans ce cas pourquoi à tout prix chercher à extérioriser ce qui est le plus intérieur ? Pourquoi mettre en évidence dans l’ordre de la matérialité ce qui est de l’ordre de la spiritualité ? N’y a-t-il pas là un manque de pudeur, une manière d’étaler sur la scène publique ce qui est de l’ordre du privé, bref une façon de prostituer sa foi ?

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Finalement, l’ancien ministre se séparerait de Jacques Julliard surtout par son optimisme : « Je lui disais que je trouvais contre-productif de noircir le tableau. Non, l’école n’est pas finie. Oui, on y apprend tout de même au quotidien bien des choses grâce à des professeurs à la conscience professionnelle intacte. Et il est bien des écoles, collèges et lycées en France qui ont un fonctionnement sain. » Et tout cela est vrai. Des moments de joie intellectuelle en donnant des cours, nous en avons encore. Pourtant, sans pessimisme excessif, on peut se demander si ce n’est pas “le fonctionnement sain” qui est devenu marginal et le fonctionnement “malsain” la norme. Je veux dire à une époque où les bacheliers ne maîtrisent pas la grammaire et l’orthographe, où le pédagogisme continue de faire fureur malgré les critiques, où un nombre effrayant de professeurs de philosophie craint d’enseigner Nietzsche par peur de froisser les consciences religieuses: « Oui l’Ecole, telle que nous l’avons aimée et servie, cette Ecole est finie. Mais son esprit demeure. Son besoin demeure. Son espérance demeure. Il ne tient qu’à nous de la recommencer.»[2] Et je crois que le dernier ministre qui avait, timidement, tenté de la faire renaître, c’était… Jean-Michel Blanquer !

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[1] Jean-Michel Blanquer: « Jacques Julliard, la gauche, l’école et la laïcité », Le Figaro (publié le 10 septembre 2023)

[2] L’Ecole est finie



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