Vichy : un suicide français


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Cela fait longtemps que j’ai envie de donner la parole à François-Marin Fleutot. Brillant touche-à-tout, cet « historien du dimanche », à la manière d’un Philippe Ariès, n’aime rien tant que farfouiller dans les archives, à la recherche de petites pépites enfouies sous le lit de l’Histoire. Le voilà parti aujourd’hui sur les traces des parlementaires qui ont (ou non) voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain en juillet 1940, avant de plonger dans la collaboration, l’attentisme… ou la Résistance. Preuve qu’aucun sillon n’est jamais tracé à l’avance, le royaliste François-Marin réserve ses plus belles piques à ceux des monarchistes d’Action française qui ont suivi la pente de Charles Maurras. Voter Pétain ? a de grandes chances d’exaspérer les militants de tous bords. Une qualité inestimable !

François-Marin Fleutot travaille dans l’édition depuis 1975. On lui doit notamment Des royalistes dans la Résistance (Flammarion, 2000).

Daoud Boughezala. Pourquoi revenir sur l’épisode, bien connu, du 10 juillet 1940, quand les députés français ont voté les pleins pouvoirs à Pétain ? Chercheriez-vous à réhabiliter subrepticement Vichy ?   

François-Marin Fleutot. Notre XXIe siècle s’est construit sur des légendes que l’on répète sans se donner la peine de les vérifier. Travaillant sur la guerre de 1940 depuis de nombreuses années, j’ai été intrigué par l’apparition presque soudaine de Philippe Pétain et de la révolution nationale dans les ouvrages historiques, sans que leurs auteurs ne se demandent comment cela était arrivé. J’ai donc cherché à replacer Vichy dans une perspective longue pour comprendre la continuité entre les hommes, les événements et l’histoire qu’ils ont bâtie. En aucune manière, je n’ai voulu dédouaner l’un ou l’autre des acteurs de ce drame.

Vous rappelez que c’est la Chambre du Front populaire qui a confié les pleins pouvoirs à Pétain à une écrasante majorité. Comment les parlementaires, toutes tendances confondues, ont-ils pu s’entendre pour enterrer la IIIe République ?

François-Marin Fleutot. La débâcle militaire du printemps 1940 fait s’écrouler l’administration et tout le pays. Face à cette défaite d’une ampleur inégalée dans l’histoire de France, on va remettre en cause les institutions de la IIIe République, que d’aucuns jugeaient excessivement parlementaires depuis longtemps. Le 9 juillet 1940, à la quasi-unanimité (moins trois députés et un sénateur), les deux Assemblées votent la mise au ban des lois constitutionnelles de 1875 et 1876, pour confier au maréchal Pétain la mission de donner une Constitution à la France puis de gérer la crise. J’insiste sur un point : aucun passage du texte voté le 10 juillet, à l’initiative de Pierre Laval, ne donne le pouvoir de constituer une autre société, encore moins celui d’engager une « révolution nationale ».[access capability= »lire_inedits »]

À la Libération, l’ordonnance du 9 août 1944 disposait que « la forme du gouvernement de la France est et demeure la république. En droit, celle-ci n’a jamais cessé d’exister. » Au fond, Vichy est-il la continuation de la république ?

Aux yeux de la France libre, deux conceptions opposées se sont d’abord affrontées. D’un côté, René Cassin annonce de Londres : « On restaure la république. » De l’autre, l’Assemblée provisoire d’Alger – qui contient son lot de députés et sénateurs de la IIIe République – substitue à cette formule la phrase que vous avez citée.

À mes yeux, Vichy se situe dans une certaine continuité de la république… à ceci près que l’État français ne respecte pas la forme parlementaire. Le Conseil national que réunit Pétain n’a rien d’une assemblée législative, c’est une simple instance consultative, un peu comme le Conseil économique, social et environnemental aujourd’hui.

Pacifistes, nationalistes, radicaux et socialistes ont tous, à un moment ou à un autre, frayé avec Pétain. Y a-t-il plusieurs demeures dans la maison du Maréchal ?

On a tendance à l’oublier, mais Pétain a constitué, le 16 juin 1940, le dernier gouvernement de la IIIe République avec une majorité de ministres radicaux ou socialistes issus du Front populaire. Le 10 juillet, lors du vote des pleins pouvoirs, dans l’espoir de rejeter les Allemands, certains soutiennent la nécessité d’une union sacrée derrière le Maréchal, comme cela avait été le cas en 1914-1918 derrière Clemenceau. Aux débuts de Vichy, tout le monde ou presque participe au nouveau régime, des pacifistes proches de Pétain, mais aussi des patriotes et des gens qui ont combattu sur le front, dont certains sont même blessés. Dans les votes d’opposition de juillet, certains soutiennent Pétain contre Laval…

L’expression « vichysso-résistant » recouvre donc une certaine réalité ?

Oui, au début de la guerre. La meilleure preuve est que dans l’armée de Vichy, composée de ce qui reste de l’armée française après l’armistice, se constitue l’embryon de la résistance armée qui espionne les Allemands dès 1940-1941. Mais des services de renseignement français concurrents se mettent ensuite en place, avec d’un côté ceux de Vichy, de l’autre ceux de De Gaulle. Les premiers espionnent les Allemands, non sans s’acharner par ailleurs contre les gaullistes.

Mû par son pacifisme, Pétain a-t-il d’emblée orienté Vichy vers la collaboration totale avec l’occupant allemand ?

Pétain n’a tenté de contrebalancer la frange collaborationniste de Vichy qu’une seule fois : le 13 décembre 1940, lorsqu’il fait arrêter Pierre Laval et Marcel Déat. Le surlendemain, le Maréchal signe le décret réintroduisant les députés au sein du Conseil national et nomme Flandin président du Conseil. C’est une espèce de démocrate-chrétien qui a félicité Hitler après les accords de Munich. Il n’a pas donc pas les mains tout à fait propres, mais cela n’en fait pas un nazi. Au bout de trois mois, son gouvernement s’épuise et laisse place au cabinet Darlan. Cet amiral a protégé la marine lorsqu’il la dirigeait en 1939-1940. Mais c’est aussi sous son égide que s’étend la collaboration avec les Allemands, avec notamment la création du tristement célèbre Commissariat aux affaires juives.

Puisque vous évoquez l’antisémitisme de Vichy, revenons sur le concert d’indignation qu’a déclenché Éric Zemmour l’automne dernier. Beaucoup se sont émus qu’il prétende que Pétain avait protégé les israélites français, en livrant prioritairement aux Allemands les juifs d’origine est-européenne. Qu’en pensez-vous ?

Zemmour a à la fois raison et tort. Le premier statut des juifs, s’il est indéfendable, car il a permis de rafler les juifs d’origine étrangère, a néanmoins protégé un certain nombre d’israélites français. Mais, en juin 1941, un deuxième statut va beaucoup plus loin et déchoit par exemple de leur mandat trois sénateurs israélites qui avaient voté les pleins pouvoirs au Maréchal. Derrière Vichy, les Allemands font pression pour imposer à toute la France les directives antisémites qu’ils appliquent en zone occupée.

Le régime de Vichy ne s’est pas contenté d’obéir aux demandes allemandes. Ses dirigeants ont dépassé toutes les attentes de l’occupant en matière de persécutions antijuives. Or, vous décrivez Pétain et Laval comme des dreyfusards. Comment l’antisémitisme est-il alors devenu l’un des piliers de la « révolution nationale » ?

Ainsi que l’a écrit Simon Epstein[1. Un paradoxe français. Antiracistes dans la collaboration, antisémites dans la Résistance, Albin Michel, 2008.], Pétain ne semble pas antisémite avant-guerre. Il se trouve que, du fait de leur proximité avec leurs coreligionnaires allemands, les juifs français savaient ce qui se passait outre-Rhin. Du coup, ce sont des juifs comme Georges Mandel qui s’opposent au pacifisme du Pétain ministre de la Guerre de Paul Reynaud. Le Maréchal se convainc donc petit à petit qu’on ne peut avoir confiance en eux, allant jusqu’à fabriquer des lois d’exception. Le climat général va se détériorer et provoquer des revirements inattendus. Pourquoi quelqu’un d’irréprochable avant-guerre, comme le député d’Alger Marcel Régis, ancien vice-président de la Ligue internationale contre l’antisémitisme, déclare-t-il alors à propos de Blum : « Quand ce juif sera à la morgue, il sera au seul logis qui convient » ? Mon hypothèse est qu’à force d’entendre diaboliser le bellicisme légitime de la communauté israélite, la France pacifiste va faire des juifs les boucs émissaires de ses malheurs.

La propagande vichyste a aussi pris pour cible le Parti communiste. Vous saluez les communistes dissidents qui se sont opposés au pacte germano-soviétique, au risque de s’attirer les foudres de leur direction. Jusqu’à l’invasion de l’URSS, en juin 1941, le « Parti des cent mille fusillés » n’a-t-il fait que suivre les fluctuations de Staline ?

Au départ, l’ensemble des élus communistes français vote les crédits militaires supplémentaires et s’engage lors de la mobilisation générale. Un grand nombre d’entre eux participent d’ailleurs aux combats. Puis, à l’annonce de la signature du pacte germano-soviétique, la direction du Parti communiste change de tactique et se bat pour la paix. Sur les 76 parlementaires communistes, 14 députés rejettent le pacte entre Berlin et Moscou. Alors que le groupe parlementaire communiste est officiellement exclu du Congrès pour cause de haute trahison, les élus réfractaires siégeront dans l’Assemblée qui a enterré la IIIe République. Huit votent les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, trois s’y refusent catégoriquement et un autre ne participe pas aux débats car il est parti au Maroc sur le Massilia. Pour l’anecdote, ce dernier finira dans la collaboration, tandis que les deux députés communistes de Dordogne resteront dans l’attentisme et que trois autres s’engageront dans la Résistance. Autant dire qu’au Parti communiste comme dans les autres formations politiques le vote pour ou contre Pétain n’a absolument pas déterminé l’attitude des parlementaires pendant la guerre.

Les députés et sénateurs ayant investi Pétain ont-ils dû rendre des comptes à la Libération ?

À la sortie de la guerre, chaque formation politique choisit ses critères d’épuration. La SFIO exclut presque tous ses parlementaires qui ont voté les pleins pouvoirs, quelques-uns échappant à la sanction pour cause de bonne conduite durant la guerre. Le Parti radical procède à une épuration plus modérée, n’écartant que ceux qui ont directement participé aux gouvernements Pétain. Quant au Parti communiste, il écarte automatiquement tous ses membres qui ont refusé le pacte-germano-soviétique. Ainsi, les trois parlementaires qui ont à la fois rejeté cette alliance et refusé de voter les pleins pouvoirs au Maréchal auront été successivement poursuivis par Vichy et exclus de leur propre parti !

Loin de ces subtilités, la mémoire populaire a retenu une histoire monochrome – mais changeante : du mythe de la France entièrement résistante des années 60, on est passé à celui des 40 millions de collabos…

Je pense qu’environ 200 000 Français ont vraiment été pronazis et 200 000 autres vraiment résistants. Henri Amouroux n’avait pas tort d’écrire qu’il y avait « 40 millions de pétainistes » en 1940. Mais si la France est longtemps restée pétainiste pendant l’Occupation, elle n’était pas forcément collabo…

Votre sens de la nuance vous conduit parfois à dédouaner certaines figures tutélaires de Vichy, comme Charles Maurras, que vous vous efforcez de distinguer du pétainisme. Pourtant, l’Action française a fourni de nombreux cadres et inspiré une certaine rhétorique conservatrice au Maréchal…

Je ne dédouane pas du tout Maurras. Beaucoup de monarchistes d’Action française travaillent dans les instances de Vichy, et contribuent à ses basses œuvres antijuives. Seulement, Maurras a exercé très peu d’influence idéologique sur Vichy. Non seulement Pétain et Maurras ne se sont rencontrés qu’à quatre reprises pendant la guerre, mais le corporatisme d’Action française n’a pas grand-chose à voir avec l’idéologie technocratique de Vichy. Maurras et ses disciples défendent un modèle corporatiste d’Ancien Régime qui consiste à dire : « Au temps du roi, comme les patrons et les ouvriers s’entendaient bien ! » Pétain s’inspire au contraire d’un mouvement politique appelé le « Redressement français » qui entend créer une société futuriste technocratique autoritaire. Jusqu’au retour de Laval, en avril 1942, les gouvernements de Vichy ne comportent d’ailleurs aucun parlementaire. Quand le Maréchal a la main sur ses ministres, il préfère faire l’économie des politiques et ne gouverne qu’avec des gestionnaires.

Une dernière question plus personnelle. Dans les années 1970, vous militiez à l’Action française, tout en vous sentant proche de certains révoltés d’ultragauche. Quelques années plus tard, vous créez la Nouvelle Action royaliste (NAR) avec Bertrand Renouvin et quelques autres dissidents à la gauche de l’Action française. L’antisémitisme de Maurras et son soutien – certes critique – à Vichy n’ont-ils pas définitivement condamné le mouvement royaliste en France ?

Cela condamne assurément le maurrassisme et l’Action française, mais pas le royalisme. Beaucoup de royalistes ont participé à la Résistance, j’ai même écrit un livre là-dessus[2. Des royalistes dans la Résistance, Flammarion, 2000.]. En revanche, il suffit de lire Maurras pour comprendre qu’il est dans sa nature même de concevoir le juif comme un être mauvais. Dans l’univers maurrassien, il n’est pas le seul : les francs-maçons, les protestants et les « métèques » participent eux aussi de la destruction du pays. Ce qui a achevé de discréditer Maurras, c’est son opposition jusqu’au-boutiste aux Anglo-Américains et au général de Gaulle. Étrange destinée d’un penseur qui avait modelé son attitude sur sa doctrine antigermanique…

Personnellement, près avoir participé, lycéen, à quelques manifestations en mai 1968, j’ai adhéré à l’Action française en octobre 1969, parce que j’étais royaliste. Mais je n’y suis resté qu’un an et demi, le temps de rencontrer les futurs créateurs de la Nouvelle Action royaliste. De mon point de vue, on peut être royaliste sans se rattacher à Maurras et surtout, sans céder un pouce à l’antisémitisme.[/access]

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*Photo : wikicommons.

Avril 2015 #23

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste.

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