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Universités américaines : la fin de la préférence raciale

Grandeur et (peut-être) décadence de la notion de diversité outre-Atlantique


Universités américaines : la fin de la préférence raciale
La Cour Suprême des Etats-Unis. ©Graeme Sloan/Sipa USA/SIPA

Cet été, un jugement de la Cour Suprême des États-Unis a mis fin à « l’action affirmative » qui permettait à certaines institutions de pratiquer une forme de préférence raciale dans le recrutement. Comment cette pratique s’était-elle insinuée dans la vie américaine et pour quelles raisons a-t-elle été jugée inconstitutionnelle? L’analyse de Gerald Olivier.


Le jour de la fête de l’Indépendance, la Cour Suprême des États-Unis, par six voix contre trois, a jugé inconstitutionnelle la politique « d’action affirmative » mise en place par les universités depuis plus d’un demi-siècle. Concrètement, cela signifie que l’identité raciale d’un candidat ne pourra plus être prise en compte comme critère d’admission.

Le président Biden a critiqué ce jugement, estimant que « la discrimination existe encore aux États-Unis et que cette décision n’y change rien ». Les trois juges Démocrates de la cour ont aussi dénoncé un « retour en arrière » et l’annulation de décennies de précédents judiciaires. A l’aile gauche du parti Démocrate, certains, comme la députée de New York, Alexandria Occasio-Cortez, ont carrément appelé à une réforme de la Cour suprême…

Les conservateurs ont applaudi au contraire cette décision qui, pour eux, respecte le texte et l’esprit de la Constitution des États-Unis. La pratique de « l’action affirmative » n’est qu’une forme de « discrimination inversée », ont-ils souligné, qui va à l’encontre du principe d’égalité en droit et d’égalité devant la loi, pilier de construction américaine. Les considérations de race ne sauraient justifier l’adoption de pratiques niant cette égalité. Ces principes, ont-ils rappelé, sont exprimés dans certains amendements de la Constitution, notamment les XIIIe, XIVe et XVe amendements votés à l’issue de la Guerre de Sécession, justement pour garantir cette égalité aux esclaves noirs émancipés.

D’après les premiers sondages, une large majorité de l’opinion publique soutient également cette décision. Selon la chaine ABC News, 75% des Américains se disent d’accord avec les juges. D’ailleurs, certains États, comme la Californie, traditionnellement à l’avant-garde des évolutions de société, avaient déjà interdit « l’action affirmative ».

Les collèges et universités devront s’adapter à cette nouvelle réalité et revoir leurs critères d’admission…

Itinéraire de l’action affirmative

L’expression « action affirmative » apparaît pour la première fois dans les années 1930. On la trouve dans plusieurs lois de la Nouvelle Donne (New Deal) du président Franklin Roosevelt. Elle concerne l’emploi et consiste simplement en une incitation à l’embauche. Dans les années 1940 et 1950, l’idée va se développer en parallèle avec la lutte des Afro-américains pour leurs droits civiques, c’est-à-dire pour un véritable statut d’égalité au sein de la société américaine.

L’idée était qu’en dépit de textes de lois garantissant cette égalité, les Noirs étaient victimes de conditions sociales plus difficiles, et d’un « racisme systémique » qui constituaient un double handicap à leur réussite professionnelle et sociale. Il fallait donc inciter les employeurs et les universités à passer outre ces considérations pour donner leur pleine chance aux Noirs. Il ne s’agissait pas d’imposer des quotas, mais au contraire d’ouvrir ces institutions à l’ensemble des citoyens américains. Rapidement le concept s’est étendu à la communauté hispanique, et à d’autres minorités ethniques jugées défavorisées, comme les Indiens d’Amérique, ainsi qu’aux femmes. Il s’appliquait principalement dans deux secteurs, l’emploi et l’éducation supérieure.

L’expression va être vraiment popularisée par le président John Kennedy en 1961, quand il signera un décret (executive order 10925) imposant cette pratique pour l’embauche des fonctionnaires fédéraux. A noter que le texte du décret n’imposait pas l’embauche de membres de minorités, mais demandait que l’embauche se fasse « sans considération de race, de religion, de couleur ou d’origine nationale ». L’idée était bien de mettre fin à une forme de discrimination, pas d’en imposer une autre de manière compensatoire. Le gouvernement donnait ainsi l’exemple en matière d’emploi. Ce décret sera repris et étendu dans la loi de 1964 sur les Droits Civiques, imposant la « non-discrimination » comme règle incontournable du gouvernement et de ses contractants.  

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Au sein des universités cependant, l’action affirmative va rapidement prendre la forme de places réservées à certaines communautés. Exactement l’inverse de l’intention officielle. Aussi bien Harvard que Yale, deux universités privées parmi les plus anciennes et les plus prestigieuses du pays, vont abaisser les exigences d’admission pour les membres de certaines communautés, dont les Noirs. Toutefois, ils vont le faire de manière insidieuse, en faisant de l’origine raciale ou ethnique un critère parmi d’autres. Ainsi pour postuler à ces universités, il faudra rédiger une lettre de motivation, mettre en avant ses activités extra-scolaires, son engagement comme bénévole auprès de certaines causes, les reconnaissances officielles déjà engrangées pour ses actions, et… mentionner son identité raciale. Sans que le poids accordé à ces différents critères soit précisé.

L’admission ne sera donc plus déterminée par les seules notes aux tests d’aptitude, même si ceux-ci resteront déterminants. Mais, sans le dire officiellement, ces universités accepteront des étudiants issus de minorités avec des scores inférieurs à ceux exigés pour des étudiants blancs ou asiatiques…

Dans la pratique, cette politique sera très efficace et la proportion d’étudiants afro-américains dans ces universités passera rapidement de 3% à 10%, c’est-à-dire à peu près la proportion de la population noire aux États-Unis.

Par contre, lorsque des institutions publiques, comme l’université de Californie, voudront mettre en place un système similaire, elles seront sanctionnées par la loi. La première banderille dans le flan de l’action affirmative viendra en 1978 avec une décision de la Cour Suprême dans le dossier « Bakke ». Alan Bakke était un étudiant dont l’inscription à l’école de médecine de l’Université de Davis, en Californie, avait été rejetée à deux reprises, alors que des candidats noirs avec des scores plus faibles que les siens avaient été admis. Cela avait été possible parce que l’Université réservait un nombre de places prédéterminé à ces étudiants. La Cour Suprême avait jugé la méthode discriminatoire et ordonné l’inscription de Bakke…

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Toutefois, dans leurs interprétations de la loi, les juges avaient aussi souligné que « si la diversité du corps estudiantin est en soi un objectif majeur, pratiquer l’action affirmative pour parvenir à cette diversité est légal ». Du coup, le mot « diversité » devint instantanément le mot de tous les campus américains. Il ne s’agissait plus de former les meilleurs étudiants du monde, il s’agissait de réunir sur son campus une population qui soit le reflet de la « diversité » rencontrée dans la société américaine.

La décision Bakke eut pour conséquence de rendre illégaux les quotas dans les universités publiques de Californie et de légitimer partout ailleurs une course à la diversité qui allait révolutionner à la fois les codes d’admissions et le contenu de l’enseignement. Car de raciale ou ethnique, la diversité allait devenir aussi « sexuelle », associant parfois les deux, et l’on allait voir fleurir dans les campus, puis dans les administrations dont les postes seraient pourvus par les diplômés de ces universités, des sous-groupes exclusivement définis par leur identité – et soucieux de promouvoir cette identité particulière au détriment des éléments de culture commune…

L’action affirmative dans les universités a ainsi contribué à augmenter la participation des minorités dans les études supérieures, voire au sein d’institutions d’élite, mais elle a aussi favorisé une fragmentation de la société américaine.

Les laissés-pour-compte du système étaient les étudiants blancs et asiatiques ne se revendiquant d’aucun sous-groupe particulier. Leur rejet des programmes d’action affirmative était motivé par la perception d’une discrimination légale à leur encontre. En Californie, ce rejet aura pour conséquence le vote en 1996 de la proposition dite 209 interdisant l’action affirmative non seulement dans les admissions universitaires, mais également dans tous les emplois publics de l’État. Ce ne fut pas une décision de juges non élus, tels ceux de la Cour Suprême, mais le vote d’une initiative populaire approuvée par 55% des électeurs. Elle illustrait un sentiment général négatif aux États-Unis, vis-à-vis de l’action affirmative. Et vingt ans plus tard, une tentative de faire annuler la proposition 209 sera vaincue à nouveau dans les urnes par exactement le même score.

En 2003, la Cour Suprême a pourtant réaffirmé la légalité de cette pratique dans la décision Grutter vs Bollinger. Le texte de la décision rédigée par la juge Sandra Day O’Connor, nommée à son poste par Ronald Reagan, indique que « favoriser des groupes sous-représentés dans le processus d’admission d’une université n’est pas anticonstitutionnel » et que « la loi permet l’application limitée du critère racial, dans le processus d’admission s’il est au service d’un objectif de diversité, celle-ci étant perçue comme un bénéfice pour l’ensemble du corps étudiant ».

La diversité comme leitmotiv, encore et toujours. Et le vague juridique comme principe salvateur car la définition de « application limitée » n’est pas précisée…  

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Toutefois, précisait Sandra Day O’Connor dans son opinion, « cette application de la loi doit être limitée dans le temps… Ainsi, la Cour s’attend à ce que d’ici 25 ans le recours aux préférences raciales ne soit plus nécessaire… »

Dès lors, les jours de cette pratique étaient comptés. Dans la foulée de la Californie, huit autres états allaient bannir ces pratiques dont le Michigan et la Floride, l’Arizona ou le Nebraska, des états Républicains, autant que Démocrates. Dès 2014, une plainte était déposée contre Harvard (université privée) et l’Université de Caroline du Nord (université publique) dénonçant la place accordée aux critères raciaux dans les processus d’admission. C’est sur cette plainte que la Cour Suprême vient de statuer. Il aura fallu neuf ans pour y parvenir mais l’élimination de l’action affirmative était écrite. 

Outre le caractère purement juridique de la question (à savoir que le principe même de la préférence raciale est anticonstitutionnel), deux évolutions expliquent cet abandon progressif. La première tient au fait que les objectifs initiaux justifiant la pratique ont été largement atteints. L’intégration de la communauté des Noirs dans la société américaine s’est effectivement faite au cours des soixante années écoulées depuis le décret de John Kennedy. Il existe une bourgeoisie noire aux États-Unis. On rencontre des Afro-américains dans les plus hautes sphères de la vie publique américaine : au Congrès, à Wall Street, dans les banques, dans les hôpitaux, dans les grands cabinets d’avocats. Si des tensions raciales demeurent, c’est principalement la conséquence de la persistance d’un sous-prolétariat noir, vivant de l’assistance sociale et miné par la criminalité, la drogue, et la décomposition familiale.   

La seconde tient au fait qu’un certain nombre d’intellectuels noirs sont eux-mêmes devenus critiques de l’action affirmative. Parmi eux, le juge Clarence Thomas, l’un des deux juges noirs actuels de la Cour Suprême (avec Ketanji Brown Jackson) et les professeurs Shelby Steele et Thomas Sowell.

Le juge Thomas a toujours été critique de cette pratique parce que, pour lui, elle entérine l’idée d’une « victimisation de la communauté noire », l’idée que ses membres ne peuvent pas s’en sortir tout seuls, qu’ils ont « besoin d’aide pour réussir », et bénéficient donc d’un « traitement de faveur », source de ressentiment chez d’autres groupes ethniques.

Shelby Steele, professeur septuagénaire et auteur de nombreux livres et films, estime que cette pratique éloigne les États-Unis de l’idéal formulé par Martin Luther King d’une société « aveugle à la couleur ». Elle produit, au contraire, une société où « tout dépend de la couleur ».

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Quant à Thomas Sowell, nonagénaire brillant, jadis proche de Ronald Reagan, il s’est penché sur les effets pervers de ces pratiques consistant à placer des étudiants noirs dans des programmes trop élitistes, précipitant leur échec et leur désillusion, alors que, s’ils avaient suivi des études moins ambitieuses, ils auraient très bien réussi.

C’est d’ailleurs ce que les observateurs ont constaté en Californie depuis 1996 et l’interdiction de l’action affirmative. Les inscriptions de membres de minorités dans les écoles les plus prestigieuses (et les plus coûteuses) ont diminué. Mais les inscriptions des Noirs dans des universités publiques, plus accessibles, ont considérablement augmenté ainsi que le pourcentage de réussite des étudiants noirs.

Les universités privées n’étant pas tenues de révéler tous leurs critères d’admission, il est possible qu’une forme de préférence raciale continue d’être appliquée, subrepticement, ici et là. L’important est que ce n’est plus la politique officielle du gouvernement américain que de défendre ces politiques. L’idéal d’égalité devant la loi et d’une société non focalisée sur la couleur de peau a marqué un point.

Cet article a paru pour la première fois sur France-Amérique, le blog de Gerald Olivier.

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est un journaliste franco-américain, éditeur du blog "France-Amérique, le blog de Gérald Olivier" et auteur en 2013 de "Kennedy le Temps de l'Amérique" aux éditions Jean Picollec

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