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Syrie: « Il n’y aura pas d’Etat fédéral mais les régions kurdes et druzes seront autonomes de facto »

Entretien avec le spécialiste de la Syrie Fabrice Balanche (2/2)


Syrie: « Il n’y aura pas d’Etat fédéral mais les régions kurdes et druzes seront autonomes de facto »
L'armée de Syrienne reconquiert Quneitra, juillet 2018, Sipa. Numéro de reportage : AP22230055_000001.

Avenir de l’Etat syrien, tutelle russe et iranienne, voisinage avec Israël : le géographe spécialiste de la Syrie Fabrice Balanche a répondu sans détours à nos questions. Entretien (2/2)


Retrouvez la première partie de l’interview : « Plutôt que de poursuivre Lafarge, il faudrait s’interroger sur la politique de la France en Syrie »

Daoud Boughezala. Dans la Syrie reconquise par les forces d’Assad subsiste un abcès de fixation islamiste : la province d’Idlib dont le sort semble dépendre d’un accord russo-turc. Ce dernier réduit de l’opposition révèle-t-elle la victoire à la Pyrrhus du régime syrien, sous protectorat russo-iranien ?

Fabrice Balanche. Il y a en effet une espèce de condominium russo-iranien sur la Syrie. La Russie est le grand maître d’œuvre tandis que les Iraniens soutiennent financièrement le régime, à hauteur de 15 milliards de dollars par an, sans parler des milices chiites qui ont fait la différence dans les combats sur le terrain. La Russie est devenue le gendarme de la Syrie, et même du Proche-Orient puisqu’elle sert d’intermédiaire entre l’Iran et Israël, entre la Syrie et la Turquie.

Damas sait très bien jouer de la cocurrence entre ses parrains, s’appuyant sur l’Iran quand la Russie n’est pas très conciliante, et vice-versa. Reste que ces deux puissances ont toujours besoin d’Assad et de son système pour fournir des troupes locales au sol. Bachar Al-Assad est la clé de voûte du système qui a gardé la légitimité et l’héritage politique et social de son père tissé il y a cinquante ans à travers un système d’allégeances pyramidal.

Assad conserve un réseau au sein de la population, des tribus, ce qui le rend capable de mobiliser les hommes et de reconstruire un système d’allégeances. En janvier dernier, quand j’étais en Syrie, tous les chefs de tribus de Manbej, de Raqqa, étaient à Damas, prêts à prendre l’avion pour la conférence Sotchi. Ils sont passés voir le chef des services de renseignements Ali Mamlouk ainsi qu’Assad pour négocier leur réintégration dans le système politique syrien en prêtant allégeance au souverain.

Il n’y aura pas d’Etat fédéral. Personne n’en veut en Syrie, en Iran, en Turquie ou en Russie.

Ce système d’allégeances est-il une base suffisante pour reconstruire un Etat peut-être moins centralisé que par le passé, sinon fédéral ?

Il n’y aura pas d’Etat fédéral. Personne n’en veut en Syrie, en Iran, en Turquie ou en Russie. Le fédéralisme, dans un pays si divisé sur le plan communautaire et tribal, cela signifie la partition à court terme. Il n’est même pas question d’une décentralisation au niveau des provinces qui, pour ces acteurs, serait synonyme de fédéralisme. Il y aura plutôt une décentralisation au niveau des municipalités, ce qui permet de laisser de la liberté aux gens et aux minorités d’être protégées. Car les minorités sont présentes à cette micro-échelle qui se verra confier la gestion de services comme l’école ou la santé pour alléger le poids de l’Etat central.

Tout le monde a perçu le danger de l’éclatement de la Syrie, de la désintégration de l’Etat syrien et du chaos qui en résulterait

Les Kurdes l’entendent-ils vraiment de cette oreille-là ?

Sans que cela soit jamais formalisé dans la Constitution syrienne, les régions kurdes et druzes seront autonomes de facto parce que des milices armées vont négocier ce type d’autonomie informelle auprès du gouvernement syrien. Avec leurs nombreuses minorités, notamment kurde, les Iraniens non plus n’ont pas envie d’être sous la menace de la partition inspirée d’un Etat fédéral syrien.

Passons de l’Iran à son ennemi juré : Israël. Le ministre de la Défense Lieberman a récemment déclaré qu’un contrôle plein et entier d’Assad sur le Golan restabiliserait la région dans un sens favorable à Israël. Bon an mal an, le pouvoir syrien est-il à nouveau accepté par ses voisins ?

Bien sûr. Tout le monde a perçu le danger de l’éclatement de la Syrie, de la désintégration de l’Etat syrien, et du chaos qui allait en résulter : les groupes djihadistes comme Daech, ou Al-Nosra qui allaient se répandre dans la région, un nouvel Afghanistan qui allait se créer dans cette zone… Pour les voisins de la Syrie, la priorité est donc de stabiliser le pays, de reconstruire un Etat doté d’une solide Constitution, ce qui représente la meilleure garantie pour lutter contre le djihadisme.

Israël s’adapte, traite avec les Russes, accepte qu’Assad reste au pouvoir et revienne sur le Golan.

Pourtant, Israël multiplie les frappes en Syrie, contre des installations iraniennes ou du Hezbollah.

Les Israéliens ont clairement énoncé des lignes rouges : si les Iraniens approchent du Golan, ou donnent des armements sophistiqués au Hezbollah, ils frappent.

Ces dernières semaines, le retour de l’armée syrienne dans la zone démilitarisée du Golan n’a pas réjoui Israël parce qu’il sera difficile désormais de la faire partir. Le gouvernement israélien a donc dû trouver des justifications pour que son opinion publique accepte le fait qu’il ait laissé l’armée syrienne revenir. Au début, quand ils ont tenté d’arriver vers Quneitra, les Syriens se sont fait bombarder par les Israéliens auxquels Poutine a ensuite dû dire : « Comment voulez-vous qu’on éradique Al-Qaïda et Daech de cette région si l’armée syrienne ne peut pas revenir ? » C’est pourquoi Israël a changé d’avis et laissé faire. Au sein de l’Etat hébreu, il y a toujours eu deux visions de la Syrie. Les uns, plutôt politiques, comme Lieberman ou Netanyahou, considéraient traditionnellement les Assad comme un ennemi connu qui a laissé la frontière avec le Golan stable depuis 1974. Les autres, plutôt militaires, voyaient le danger iranien et voulaient faire sauter Assad afin de repousser l’Iran loin des frontières israéliennes.

Or, aujourd’hui, avec la protection russe, l’Iran peut s’approcher mais aussi être repoussé. Dans ces conditions, les Israéliens sont pragmatiques. Ils savent que Trump va bientôt retirer les troupes américaines du nord de la Syrie, qu’il ne souhaite pas s’investir militairement contre l’Iran, et préfère des sanctions économiques. C’est pourquoi Israël s’adapte, traite avec les Russes, accepte qu’Assad reste au pouvoir et revienne sur le Golan, Le gouvernement israélien comprend que la faiblesse d’Assad a permis à l’Iran de s’implanter aussi facilement en Syrie et que peut-être un Assad plus fort, qui balancerait entre l’Iran et la Russie, permettrait de réduire l’influence iranienne.

Les Israéliens préviennent les Russes quelques heures avant les bombardements pour éviter qu’il y ait des soldats russes blessés.

De ce point de vue, les bombardements israéliens réguliers contre des bases militaires du Hezbollah ou de l’Iran en Syrie réjouissent-elles Assad qui s’affranchit ainsi un peu d’un parrain encombrant ?

C’est un calcul très machiavélique qu’on peut raisonnablement prêter à Bachar Al-Assad. Les Israéliens préviennent les Russes quelques heures avant les bombardements pour éviter qu’il y ait des soldats russes blessés. Quant à Assad, comme il ne peut pas fixer de limites aux Iraniens, il peut éventuellement se servir des frappes israéliennes pour se protéger contre une trop grande influence de Téhéran.



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