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Par ici la sortie… de l’Histoire

Le grand rêve européen n’est pas de se réconcilier avec son passé, mais d’en finir avec lui


Par ici la sortie… de l’Histoire
Le député européen Niyazi Kizilyurek en 2019. © Philippos Christou/AP/SIPA

Les Européistes et eurocrates font tout – et n’importe quoi – pour déconstruire les nations du Vieux Continent. L’éditorial du mois de février d’Élisabeth Lévy.


On dirait des villageois qui dansent en rond pour faire venir la pluie (ce qui soit dit en passant s’est réellement produit dans un village français il y a quelques mois). Depuis plusieurs décennies, les adorateurs de la « construction européenne » implorent les dieux de faire advenir ce fantasmatique peuple européen qui nous délivrera enfin de nos coupables lubies – également appelées égoïsmes nationaux. Ils devraient en causer à la Chine et à l’Amérique, de l’égoïsme national. On voit mal comment une nation existerait sans une population convaincue qu’il faut la préférer et la défendre. L’Europe, justement, se fait une fierté de ne pas être égoïste et d’affronter le reste du monde à coups de valeurs. Le résultat, c’est que son influence n’est pas indexée sur ces évanescentes valeurs, mais sur sa capacité de consommation. Quand d’autres aspirent à être le laboratoire ou l’atelier du monde, l’Europe est un « grand marché ». Ou, comme l’observait un brin désabusé le philosophe Peter Sloterdijk, une vaste salle de gym, dont les charmes, espère-t-on à Bruxelles, finiront par avoir raison des rouspétances des Hongrois, Polonais et autres Tchèques.

Qu’on me pardonne cette allusion personnelle, il se trouve que j’écris ce texte dans l’avion qui me ramène de Tel-Aviv[1]. Entre la fatigue européenne d’être soi et la volonté israélienne de persister dans son être, le contraste est cruel. Quand chaque mère, en Israël, accepte le déchirement de sacrifier ses enfants à l’avenir du pays, les Européens, transformés en individus-rois, n’ont de cesse de demander ce que leur pays peut faire pour eux et de brailler parce que ce n’est jamais assez. Autrement dit, le grand rêve européen n’est pas de se réconcilier avec son passé, mais d’en finir avec lui. Sortons enfin de l’Histoire et de ses tourments.

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Pour construire l’Europe, il est donc urgent de déconstruire les nations qui la composent. Européistes et eurocrates n’ont pas ménagé leurs efforts pour ouvrir nos âmes endurcies, alternant chantage moral – l’Europe ou le fascisme – et promesse – d’un avenir radieux.

La résolution visant à promouvoir une « conscience historique européenne » votée le 17 janvier par le Parlement de Strasbourg entend soumettre l’étude du passé du Vieux Continent à l’intérêt supérieur de l’Union, en favorisant un enseignement rompant avec « les stéréotypes et les vaches sacrées des histoires nationales ». Remarquez, Niyazi Kizilyürek, le député chypriote d’extrême gauche qui a pondu ce texte est un sacré farceur. Tout en affirmant « l’histoire ne doit jamais être relativisée, déformée ou falsifiée à des fins politiques », sa résolution affirme que « le chauvinisme, les stéréotypes sexistes, les asymétries de pouvoir et les inégalités structurelles sont profondément ancrés dans l’histoire européenne ». Face à ce passé de crime et d’obscurité, l’enseignement doit rendre justice aux « invisibilisés » et en finir avec « la marginalisation des femmes et autres groupes sous-représentés ». Ce salmigondis woke se conjugue, sans surprise, à l’inévitable jargon pédagogiste précisant que l’enseignement doit être « interdisciplinaire et intersectionnel » (faudra m’expliquer), appliquer « une pédagogie innovante et centrée sur l’apprenant », et utiliser toutes sortes de sources, y compris les récits oraux– espérons que des conteurs africains viendront prêter main-forte à nos professeurs. En attendant, les gouvernements devraient plutôt se soucier de l’abyssale ignorance des élèves. Quand 46 % des jeunes Français sont incapables de situer dans le temps le début de la Révolution[2], leur demander de connaître Olympe de Gouges est un brin présomptueux.

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Le plus rigolo c’est que cette brillante initiative a abouti à la déconfiture de son auteur. Dans sa version initiale, la résolution mentionnait « les crimes commis par les régimes totalitaires nazis, fascistes et à l’époque du colonialisme » – on notera la subtile assimilation a posteriori du colonialisme à l’hitlérisme. Or, suite à diverses manœuvres excellemment relatées par Charlotte d’Ornellas[3], un amendement proposé par François-Xavier Bellamy et voté par les élus de l’ancien bloc soviétique a ajouté à la liste « les crimes du communisme ». À gauche, on ne voit pas de quoi il est question, sans doute une invention des forces réactionnaires. Résultat, Niyazi Kizilyürek et avec lui toute la gauche europarlementaire renient leur enfant au mépris de tous les usages, ce qui contraint (pour des raisons procédurales) une élue de la droite européenne à le reprendre sous son aile. Le texte est adopté contre ses initiateurs[4]. Et toc !

Reste qu’heureusement, ce texte n’aura pas la moindre conséquence concrète. L’épisode est néanmoins révélateur, non seulement du wokisme furibond qui gangrène les gauches européennes, mais aussi de l’hémiplégie persistante de leur mémoire. L’Europe doit regarder son passé en face, mais à condition de n’ouvrir qu’un œil.


[1] Je participais à un voyage de solidarité organisé par le KKL.

[2] Étude OpinionWay pour La Tribune, 7 janvier 2024.

[3] Charlotte d’Ornellas, « Derrière la culpabilisation de l’histoire européenne », le débat sur le communisme, Le Journal du dimanche, 26 janv. 2024.

[4] François-Xavier Bellamy explique au JDD que, s’il ne pouvait pas voter un tel texte, il ne voulait pas non plus joindre sa voix à celles d’une gauche qui refuse d’inscrire le communisme parmi les fléaux du siècle dernier. Il s’est donc abstenu.

Février 2024 – Causeur #120

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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