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Est-il bien raisonnable de barber les enfants avec les problèmes du grand âge?


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Publicité pour la vie en Ehpad : « leur transmettre la joie de vivre ». Shutterstock

Le prix Chronos récompense chaque année un livre plébiscité par des patients d’Ehpad et un autre par… des écoliers. Sous l’égide de la Fondation nationale de gérontologie, cette initiative inclusive souhaite redorer l’image des personnes âgées auprès du jeune public, quitte à le priver de son enfance.


La scène est saisissante. Sur l’estrade d’un amphithéâtre de l’université Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, ce 19 juin 2023, se trouve tout ce que notre pays compte de forces vives : une ex-gérontologue fondatrice d’un prix de littérature intergénérationnelle, une maîtresse de conférence en « Gender Studies », directrice adjointe d’UFR, autrice de publications phares sur l’exotisation du masculin et les résistances écoféministes, deux président.e.s, l’un de l’Uniopss, l’autre de la commission d’action sociale de la CNAV, et une représentante de la Fondation Médéric Alzheimer. Au premier rang du public, noyés dans des sièges de faqueux, de jeunes jurés de 8-9 ans d’une classe d’école élémentaire venus assister à la remise du prix Chronos 2023.

Les enfants invités à prendre part à la « co-construction » du monde de leurs aînés

Créé en 1996 par la Fondation nationale de gérontologie, le prix Chronos de littérature est un prix de lecteurs. Aux deux bouts de l’axe chronologique, les très jeunes, les très vieux et leurs aidants, votent dans les écoles et les Ehpad pour leur livre préféré. Le thème commun aux ouvrages sélectionnés est un thème d’avenir : la vieillesse et le regard que les plus jeunes sont priés de porter sur le grand âge dans une société autolabellisée anti-âgiste qui facture 4,30 euros les trois repas quotidiens de ses parents en maison de retraite et environ 12 euros un album lauréat du prix Chronos à destination de ses enfants. Au rayon jeunesse de nos librairies, on trouvera donc les grands gagnants de l’année 2023, estampillés « sénile friendly » : Tu te souviens de moi ?, Papy Bedon, Tonton Schlingueur, etc., ainsi qu’une bande dessinée destinée à un public dit de « grands adolescents et jeunes adultes », Le Plongeon,sorte d’immersion glaçante en Ehpad avec, en toile de fond, la déchéance physique de ses résidents, leur solitude, leur grande tristesse et leurs petites joies facétieuses. L’auteur de ce dernier ouvrage s’est d’ailleurs voulu rassurant auprès du jeune public de 9 ans : « Certains ont pensé que j’avais mis en scène un suicide collectif dans la scène finale, mais pas du tout. » Nous voilà rassurés.

A lire aussi, du même auteur: Kevin, Mattéo, Marcel Proust et les autres

Le prix Chronos entend« faire réfléchir les jurés sur le parcours de vie et la valeur de tous les âges »,« encourager le développement des relations intergénérationnelles »,« développer le goût de la lecture chez les jeunes » et « promouvoir la rédaction, l’illustration et l’édition d’ouvrages abordant la thématique “grandir-vieillir” ». Un beau programme pédagogico-inclusif-briseur-de tabous-liés-à-l’âge, rédigé – en toute cohérence d’ailleurs – dans un français alzheimerisé, oublieux de sa propre syntaxe et de son vocabulaire : « parcours de vie »,« thématique grandir-vieillir », « décomplexer face à l’acte de lecture » ; les lésions cognitives de notre langue commune sont aujourd’hui la forme de sénilité la plus préoccupante.

C’est à cette nouvelle métastase du vivre-ensemble que sont conviés les enfants. Qu’ils aient encore des grands-parents ne change rien à l’affaire : on n’est pas à la Sorbonne-Nouvelle pour parler de liens familiaux et le prix Chronos n’a que faire de L’Art d’être grand-père de Victor Hugo. On est là pour parler intergénérationnel, situation de vulnérabilité, perte d’autonomie et revalorisation de l’image des personnes âgées.Dans ce bain septicémique du lexique inclusif trans-âge, des phrases plus atterrantes que d’autres encore s’adressent cette fois directement au jeune public du premier rang : « Les enfants, vous savez ce que c’est que la retraite ? » ;« Est-ce que vous vous êtes déjà sentis trop vieux ? » ; « Vous vous échapperez peut-être vous aussi de votre Ehpad ! » ; « Les enfants, c’est vous qui allez éduquer vos parents. »Cette dernière phrase, leurs grands-parents – justement– l’ont probablement déjà entendue, « à l’époque ». Ces enfants la retrouveront peut-être un jour en cours d’histoire, s’ils abordent la Révolution culturelle chinoise.

La vieillesse ne concerne pas l’enfance. Elle est cette autre rive du temps, lointaine et étrangère. Pour un enfant, il y a d’un côté les grands-parents, et de l’autre les vieux qui, collectivement, ne représentent rien – n’en déplaise à toute cette palanquée de docteurs ès littérature intergénérationnelle qui serinent les gamins avec les Ehpad et labellisent des auteurs qui, au fond, n’ont rien demandé. Curieuse époque que la nôtre : elle interdit les ballons, les billes, les cordes à sauter et les écharpes à l’école, mais insinue que les plus jeunes doivent prendre part à la co-construction du monde de leurs aînés. Jugés trop immatures pour ne pas avaler un sac de billes ou pour ne pas étrangler leurs camarades avec une écharpe, on estime en revanche qu’ils sont en âge de comprendre la maladie d’Alzheimer et les difficultés des seniors. Profanateurs de leur nécessaire indifférence et de leurs saines moqueries, nous leur léguons en avance sur le calendrier les responsabilités qui nous incombent et leur faisons don de notre monde avant même qu’ils aient pleinement exploré le leur. Sensibilisés à tout, à l’écologie, à leur empreinte carbone, au « nutriscore » de leur paquet de céréales, à la philanthropie –on parlait encore d’amitié il n’y a pas si longtemps –, aux défaillances cognitives des personnes âgées, ils finiront par ne plus être sensibles à rien. Ils ont déjà commencé : l’explosion du harcèlement scolaire est un bien cruel démenti à tout ce fatras de niaiseries. Laissons-les se moquer des vieux, faisons-leur regarder Les Nouveaux Monstres(1977) de Dino Risi, L’Argent de la vieille (1972) de Luigi Comencini et donnons le prix Chronos à « La Grande », cette vieille féroce et sans pitié de La Terre d’Émile Zola. Ils en aimeront davantage leurs aînés, et ils diront bien assez vite, comme Hermann Hesse dans son Éloge de la vieillesse (1952) : « Demain, après-demain, bientôt, très bientôt, je serai autre… »

Septembre 2023 – Causeur #115

Article extrait du Magazine Causeur




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Georgia Ray est normalienne et professeur (sans -e).

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