Les routiers sont-ils vraiment sympas?


Les routiers sont-ils vraiment sympas?
pascal merindol gabin
Image extraite du film «Gas-oil» de Gilles Grangier (1955) avec Jean Gabin

La jeunesse française nous désespère. Farcie d’applis, gavée de réseaux sociaux, ivre de transparence, elle jette sa mélancolie sur la toile, sans pudeur. Elle s’offre sur l’autel de la mondialisation, sans contrepartie. Elle a le sexe triste et les rêves en compote. Son errance numérique est une quête sans fin. Absurde et vaine. Se créer un destin dans cette foire aux égos, s’extraire du conformisme intellectuel ravageur, s’inventer ses propres espaces de liberté dans une société cadenassée, quel difficile chemin d’apprentissage ! Beaucoup se perdront en route. Cette jeunesse qui n’a pas encore pris les armes, mais a déjà vu leur utilisation sanglante dans les rues de Paris, ressemble finalement à celle des années 50. Les mêmes hésitations, les mêmes fanfaronnades, les mêmes déchirures d’amour propre avec, en point de mire, un ciel bas et lourd.

Un garçon fait le pont entre ces deux époques que tout oppose sur le papier. Il a une vingtaine d’années. Il tient la critique littéraire de Paris-Match. Il porte des canadiennes et roule en pétrolette italienne. Il aime les stylistes et les pinardiers. Son anachronisme a quelque chose de rafraîchissant, de follement communicatif comme dirait un publicitaire, à court d’arguments, en plein appel d’offres. De loin, il a le profil racé de Roger Vailland avec ce port de tête altier à la Montherlant. De près, il a la gouaille d’un hotu des fortifs et la répartie sifflante d’un René Fallet. Philibert Humm n’est pas à un paradoxe près. Hussard et grognard, il séduit aussi bien les Académiciens que les piliers de comptoirs. De nos jours, le zinc et la bibliothèque sont les deux seuls endroits respectables pour un honnête homme. Imbibé aux meilleurs auteurs de l’après-guerre, il fait la différence entre les Grands-ducs et les Bois-sans-soif. Il a lu tous les seigneurs, ceux qui tutoient les anges d’un trait de plume.

Au hasard des rencontres, il a pisté un certain Pierre Mérindol, ami de Robert Giraud et de Robert Doisneau, le triumvirat de la Mouffe. Les princes de la Bohème. Cet illustre inconnu portant un nom d’apéritif vinique a pratiqué tous les métiers au cours de sa vie. C’était un temps, au sortir de la guerre, où un chiftir pouvait devenir quelqu’un et, pourquoi pas même, un écrivain. Depuis que notre littérature fait la part belle aux surdiplômés, tant de livres nous tombent désespérément des mains. L’homme de la rue savait au moins tenir un stylo et un cerceau. Ce Pierre Mérindol, journaliste à Franc-Tireur et au Progrès de Lyon, tout le monde le croyait mort sauf qu’un jour, Philibert Humm trinque au mâcon dans son salon. Quelques mois après cette entrevue nostalgique, le vieux monsieur décide de partir pour de bon. Notre fougueux critique se retrouve comme un con, le cœur en vrac. Mais notre Champollion des arrière-salles a du pif et de la ressource. En mémoire du pépé localier, il réussit, par miracle, à exhumer son seul et unique roman : Fausse route, paru pour la première fois en 1950 aux éditions de Minuit.

Le Dilettante, maison de qualité, propose de le rééditer en 2016. Philibert assure la préface plus ému qu’il veut bien le faire croire. Car, Fausse route est une histoire de deux routiers à l’ancienne, un court texte où la mouise façonne le destin tragique des Hommes. Le bitume secoue les chauffeurs entre Paris et Lyon. Les villes défilent dans leur tristesse automnale. La fatigue tend les nerfs. Les esprits s’échauffent quand une fille, Françoise, grimpe dans le bahut. Entre les cageots de fruits et légumes, cette drôlesse fait des éclats. Il y a du Gas-oil dans l’air, film de Gilles Grangier (1955) avec Gabin en conducteur de gros-cul. La poisse en plus. L’amertume des stations-service et des petits-matins chagrins. On est mal à l’aise sur la banquette de ces deux forts des Halles, avares en mots et gestes tendres. Chacun semble ressasser ses échecs. « On a beau être dur, on sait ce que c’est d’avoir une femme et de la perdre lentement, comme ça, pour rien, parce que ça doit arriver et que le six cylindres Diesel vous répète en fond sonore : enfoncez-vous bien ça dans la tête ». Prenez-place à bord du Saurer, serrez les dents, la vie avec son lot de déveines et de nids-de-poule va commencer.

Fausse route, Pierre Mérindol, préface de Philibert Humm, Ed. Le Dilettante.

Fausse route

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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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