Accueil Politique Le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Sarko ?

Le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Sarko ?


Le nez dans le ruisseau, c’est la faute à Sarko ?

Je plaide coupable : si j’ai pour le Président une indulgence qui m’est souvent reprochée – et qui n’est pas toujours justifiée par sa politique – c’est en grande partie à cause de la détestation dont il est l’objet, notamment de la part de nombreux journalistes, tout aussi irrationnelle que l’était l’adoration que lui vouaient certains − souvent les mêmes d’ailleurs − entre 1995 et 2005. C’est qu’avant de se muer en quasi-bolcheviques, ils étaient balladuriens. Après tout, même les imbéciles peuvent changer d’avis. Ainsi peuvent-ils rire un jour des blagues du Président et jouer les vierges offensées le lendemain.[access capability= »lire_inedits »]

Puisque m’échoient, comme chaque mois, l’honneur et la responsabilité de recenser ce qui nous rassemble et ce qui nous sépare, j’avancerai une hypothèse a minima : à Causeur, nous ne sommes pas anti-sarkozystes. Nous ne sommes pas non plus sarkozystes. Certains d’entre nous ont voté pour Nicolas Sarkozy sans états d’âme, d’autres l’ont choisi par défaut parce que Ségolène Royal à l’Elysée, ça le faisait pas. Beaucoup ont voté pour elle, par fidélité à la famille. Reste que, comme l’écrit Cyril Bennasar, seul à soutenir le Président avec la « foi du menuisier », c’est-à-dire avec une dose de naïveté voulue, « il y a dans l’anti-sarkozysme un snobisme », presque un mépris de classe qui, de la droite convenable à la gauche branchée, se drape dans des airs offusqués. On aimerait qu’il collectionne des tableaux de maître, il arbore des montres chères et clinquantes. Quelle vulgarité ! On nous serine avec dégoût qu’il est « l’ami des riches », érigés en nouveaux ennemis du peuple. Il n’est pas certain qu’eux considèrent le Président comme leur « ami » : malgré le cadeau supposément somptueux du bouclier fiscal, eux ne lui font pas de cadeaux. Il est vrai cependant qu’en persistant à croire que l’argent récompense le mérite, il a péché par naïveté ou par aveuglement.

Jamais, en tout cas, ces beaux esprits n’auraient traité de « voyou » Mitterrand ou Chirac qui n’étaient pas, que l’on sache, des premiers prix de vertu, même s’ils savaient donner le change et récompenser leurs amis par des postes et hochets dans une discrétion de bon aloi. Nous avons dû progresser en raffinement. En tout cas, ceux qui s’amusaient hier des grasses plaisanteries de Chirac – « les femmes, les chevaux et ceux qui les montent » − sont devenus si délicats qu’ils ne se sont toujours pas remis d’avoir entendu le Président traiter un imbécile de « pauvre con ». Depuis, ils ressassent cet écart avec gourmandise.

Il faut noter, cependant, que si les déçus du sarkozysme sont légion, on rencontre aussi des déçus de l’anti-sarkozysme. Certains, dans l’opposition, commencent à comprendre que, s’il se porte excellemment dans les dîners en ville, il n’est pas une politique.

Je résume : le Président compte à Causeur des partisans plus ou moins enthousiastes et des adversaires plus ou moins résolus mais personne, dans notre aimable troupe, n’éprouverait le besoin de l’insulter pour le critiquer ni, d’ailleurs, de l’encenser pour le défendre. Il n’est pas « l’homme que nous aimons haïr[1. L’Homme que vous aimez haïr, Benoît Rayski, Grasset] » . D’abord, nous n’aimons pas haïr. C’est fatigant et chronophage.

En revanche, nous aimons comprendre. Et là, l’affaire se complique. Autant l’avouer : nous n’avons pas percé le mystère du sarkozysme. Est-ce parce que, comme le proclament Aimée Joubert et Marc Cohen, « le sarkozysme, ça n’existe pas » ? En tant que corps de doctrine, c’est indéniable, mais à l’exception de la Commission européenne et de Jean-Luc Mélenchon, on ne voit pas qui, dans le champ politique, peut prétendre incarner une idéologie cohérente[2. Si quelqu’un me fournit une définition doctrinale du socialisme du PS susceptible de convenir à DSK comme à Benoît Hamon, je lui offre le prochain numéro de Causeur]. Le sarkozysme n’existe pas plus que le villepinisme, le strauss-kahnisme ou le lepénisme. Mais le clientélisme se porte fort bien. Grâce aux sondages, il est même devenu une science, puisque l’activité politique consiste en grande partie à sonder les entrailles des électeurs potentiels pour leur dire ce qu’ils veulent entendre – avec parfois l’intention sincère de faire ce qu’on dit. Si la boutique sarkozyste attire aujourd’hui moins de chalands qu’hier, ce n’est pas, n’en déplaise à mes deux amis, parce que l’électeur-client ne trouve pas son bonheur au rayon des idées, mais parce que, d’une part, les cadres de la maison ne sentent plus dans les allées le parfum de victoire qui les enivrait il y a quelques années et que, d’autre part, un nombre semble-t-il croissant de consommateurs a l’impression de s’être fait fourguer au prix de la nouveauté des marchandises des saisons passées oubliées par les précédents tenanciers. Autrement dit, les élus doutent des capacités du Président à sauvegarder leur emploi. Les électeurs aussi, d’ailleurs. Ce qu’on lui reproche, c’est de mal gérer le business. Ce qui me chiffonne, moi, c’est qu’il se prenne pour un chef d’entreprise et seulement pour ça (ne nous la jouons pas : l’intendance fait partie du job).

Sauf que ça, nous l’avons voulu. Si nous avons laissé le consommateur, en nous, parler à la place du citoyen, si nous jugeons l’action politique à l’aune exclusive de nos conditions matérielles, ce n’est pas de la faute de Nicolas Sarkozy. Daoud Boughezala rappelle justement que la libre-circulation généralisée de tout et de tous a créé une caste de privilégiés – la première classe sociale transnationale de l’Histoire. Contrairement à lui, au camarade Leroy et à pas mal de monde, je ne crois pas qu’elle ait été imposée par le haut. Les nouvelles élites sont nées de la destruction des frontières mais celle-ci a été ardemment désirée par des populations convaincues que la possession d’un écran plat et d’une voiture est un droit de l’homme au même titre que la santé et l’éducation. Nous voulons avoir plus d’Etat et payer moins d’impôts, obtenir de bons diplômes sans passer d’examen, lutter contre la délinquance sans nous salir les mains, réguler l’immigration sans expulser, conserver du prestige sans faire la guerre – en somme nous voulons la grandeur sans la servitude. Nous aimerions que le Président défende l’intérêt général pendant que nous nous occupons de nos intérêts particuliers. Alors, il n’était déjà pas marrant de renoncer « à la poésie de la révolution pour la prose de la Sécurité sociale », pour reprendre une formule de Marcel Gauchet, voilà que nous craignons de perdre en même temps les écrans plats et les allocs ; il y a de quoi flipper.
Nicolas Sarkozy n’a pas inventé les marchés financiers que nous trouvions si délicieusement modernes quand ils avaient l’air de casinos où on gagne à tous les coups. Comme disent Flaubert et David Desgouilles, « Sarko, c’est nous ». Si Sarkozy est « une obsession française », ce n’est pas parce qu’il malmène la France mais parce qu’il l’incarne, pas parce qu’il nous est étranger mais parce qu’il nous révèle ce que nous sommes devenus : des Occidentaux moyens écrasés par la fatigue d’être soi. Individuellement, nous sommes de braves gens, soucieux de notre prochain, de la paix dans le monde et de la planète. Collectivement, nous avons accepté de devenir des acteurs du marché mondial. Et tant que ça a payé, tant que l’administration des choses semblait remplacer le gouvernement des gens pour le confort de tous, nous n’avons rien trouvé à y redire.

Ce qui nous énerve, c’est que ça se voie. The show must go on. On veut voir sur la scène une France qui n’existe plus. François Mitterrand faisait ça très bien – et lui a directement, sinon consciemment, participé aux débuts du saccage. Et il avait raison. Le Président doit être une preuve de l’existence de la République. Nous ne lui demandons pas de nous représenter, mais de nous mentir. De nous raconter des histoires. Comme l’explique Pierre-Louis Chantre, nous ne voulons pas être invités à regarder sous les jupes de la République, nous voulons la voir en robe de princesse.

En attendant, si, comme l’estime Marcel Gauchet, « la politique, désormais, c’est tout simplement l’adaptation à la mondialisation économique », c’est que nous l’avons accepté et même réclamé, croyant sottement qu’en détruisant l’autorité, nous allions faire jaillir la liberté. Maintenant que nous avons compris l’arnaque, nous voulons faire demi-tour, et plus vite que ça ! Et sans virage trop brusque, chauffeur, s’il vous plaît. Remettez-nous des frontières et reprenez le pouvoir !

Oui, nous avons élu Nicolas Sarkozy pour qu’il change de cap. Pour qu’il reprenne la main. Pour qu’il coupe le pilotage automatique. Pour ne plus entendre qu’il n’y a pas d’autre politique possible – ce qui revient à admettre qu’il n’y a pas de politique du tout. Nous savons bien qu’il est plus facile de se faire acclamer sur un plateau de télé en jurant, poing levé, qu’on va en finir avec le capitalisme ou en promettant « l’égalité réelle », c’est-à-dire la subvention pour tous, que de faire dévier la trajectoire de ces machineries complexes que sont les sociétés humaines. Les « marchés » ne sont pas un tigre qu’un claquement de fouet peut faire rentrer dans sa cage, les banquiers ne sont pas des écoliers mal embouchés qu’on peut intimider à coup de mauvaises notes – d’ailleurs, on ne veut plus intimider les élèves mal embouchés. Le pouvoir dont les Etats ont abdiqué sans résistance, ils ne le reprendront pas sans combattre.

Il est de bon ton d’affirmer que Nicolas Sarkozy parle beaucoup mais ne fait rien. C’est oublier que parler, c’est le début de l’action. Reconnaître que l’intégration ne marche pas, c’est se donner la possibilité de la faire repartir. Dans le monde réel, faire de la politique, cela veut dire convaincre des gouvernements récalcitrants, se bagarrer avec des groupes d’intérêts, composer avec des administrations, solliciter des entreprises, câliner des patrons, marchander avec des syndicats, affronter les médias, défier le Conseil d’Etat, heurter l’opinion. Sale boulot.
Faut-il en conclure que le volontarisme affiché par Nicolas Sarkozy ne peut être qu’une utopie ou une comédie, une « approximation sémantique » de campagne que l’on doit s’empresser d’oublier une fois aux affaires ? Certes non. S’il est injuste de décréter que le Président n’a rien fait, nous sommes en droit d’attendre qu’il fasse mieux et plus, en allant s’il le faut –et il le faut − au conflit avec Mme Merkel ou M. Trichet. Aussi déplaisant que cela soit, il faut bien admettre que la France ne peut pas, seule, changer le cours des choses. Mais un rapport de forces, ça se construit. Etre une puissance moyenne ne condamne pas à l’impuissance. Le roi est légèrement vêtu, mais il n’est pas complètement nu.[/access]

Décembre 2010 · N° 30

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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