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Napoléon et Astérix


Napoléon et Astérix

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Napoléon vs Astérix, l’empereur glabre contre le Gaulois moustachu : la confrontation est moins incongrue qu’il y paraît au premier abord, puisqu’elle permet de constater qu’en France, les héros populaires se suivent mais ne se ressemblent pas – la foule adorant, à un siècle et demi de distance, deux personnages antithétiques. Napoléon, d’un côté, personnifie avec un génie monstrueux l’Empire dont les frontières sont destinées à reculer à l’infini. Sur son cheval, il est l’esprit de l’Histoire pour Hegel, le reflet de la divinité pour le Médecin de campagne de Balzac et, pour tout le monde, l’incarnation même du Progrès – c’est-à-dire de ce qui constitue proprement le mythe de ce XIXe siècle où chacun communie dans une même foi en la perfectibilité des choses et des hommes. Si la foule d’alors vénère Napoléon, ce n’est pas comme proscrit, mais parce qu’il symbolise un temps où la France pouvait se prendre pour le monde.[access capability= »lire_inedits »] Sous la monarchie de Juillet, le bon peuple a oublié les morts sans nombre des guerres napoléoniennes pour n’en retenir que le souvenir glorieux : l’énormité de l’élan, qui lui semble coïncider avec celui de l’Histoire. Et qui aurait dû se poursuivre, sans le malencontreux accident de Waterloo. C’est d’ailleurs à ce jeu que se livre, dès 1836, un certain Louis Geoffroy, auteur d’un livre à succès, Napoléon et la conquête du monde, 1812–1832, histoire de la monarchie universelle. Il montre qu’il suffit de modifier un détail pour que tout le reste suive : et si, en 1812, l’incendie de Moscou n’avait pas sonné la retraite de la Grande Armée ?

Alors, Napoléon aurait certainement conquis Saint-Pétersbourg, vaincu le tsar, battu et dissout l’Angleterre transformée en 22 départements français, écrasé les Turcs, conquis l’Afrique et rallié les Amériques. Et c’est ainsi qu’il aurait, logiquement, dû instituer la Monarchie universelle. Alors, poursuit Louis Geoffroy, sans doute aurait-il prononcé la harangue suivante : « Maître de tous les pays, souverain de tous les hommes, je veux de plus en plus penser au bonheur de tous […]. Il n’y aura plus désormais qu’une nation et un pouvoir sur le globe jusqu’à la fin des temps. » Le héros populaire du xixe siècle, c’est l’homme à cheval, l’empereur d’utopie, celui qui accomplit les ultimes promesses du progrès. Mais voilà qu’un siècle plus tard, naît Astérix le Gaulois – le successeur de l’empereur corse, et son antithèse.

Napoléon et Astérix ont certes un point commun, l’apparence d’invincibilité qui fait d’eux des héros. Ce qui les oppose, c’est ce qu’ils veulent en faire. Car alors que l’un prétend conquérir le monde, l’autre s’obstine, farouchement, à rester dans les étroites limites de son petit village. L’un est progressiste, l’autre conservateur − de l’ordre, des usages, des traditions gauloises. C’est ainsi qu’il refuse d’employer la toute-puissance qu’assure la potion magique pour conquérir fût-ce quelques arpents de terre ou le village voisin : lorsqu’à l’issue du Combat des chefs, Abraracourcix est en droit de prendre le commandement de la tribu du gallo-romain Aplusbégalix, il y renonce spontanément et laisse ses membres retrouver la « civilisation traditionnelle ». C’est d’ailleurs une constante : tous ceux qui prétendent user de la potion magique pour développer leur puissance, rois goths, légionnaires ivrognes ou centurions ambitieux, apprennent à leurs dépens la folie de l’entreprise. Astérix, à cet égard, apparaît donc comme le chantre de la prudence politique et le défenseur de l’indépendance culturelle. Et sans doute est-ce en cela qu’il correspondait, dès le début des années 1960, aux besoins des Français. Alors qu’au xixe siècle, la France de Julien Sorel croit s’ennuyer dans un royaume trop tranquille et rêve du soleil d’Austerlitz, la France du milieu du xxe siècle en a décidément assez des expériences impérialistes, des entreprises coloniales et des utopies totalitaires. Ce qu’elle souhaite, désormais, c’est défendre le pré carré et préserver son identité. Et pour cela, Astérix était exactement le héros qu’il fallait.[/access]

*Photo : wiki commons.

Octobre 2013 #6

Article extrait du Magazine Causeur



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est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

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