Sans prévenir, Disney purge un passage du film « au cinq Oscars » de 1972, The French Connection. De telles pratiques, si elle partent d’un bon sentiment, empêcheront demain d’avoir des témoignages des discours polémiques tenus dans les sociétés du passé.
C’est un peu en cachette que le groupe Disney aurait décidé de censurer sur certaines plateformes numériques le chef-d’œuvre du cinéma « French Connection », dont il détient les droits, en effaçant un passage dans lequel le personnage principal lâche l’insulte « nègre ». Le film est adapté d’un livre inspiré lui-même de l’histoire vraie de la lutte de policiers new-yorkais contre un trafic de drogue initié à Marseille. Quand il remporte cinq Oscars, en 1972, dont celui du meilleur film, personne ne reproche dans la réalisation de William Friedkin le langage cru de Popeye, flic blanc bourru et borderline incarné par Gene Hackman. Au contraire, c’est justement toute l’ambivalence de ce personnage obsédé par sa quête de justice qui porte l’histoire du film avec un souci de vérité crue dans laquelle évoluent ces policiers. Dans un documentaire de 2003, l’acteur Roy Scheider qui incarne l’acolyte de Popeye, rappelle d’ailleurs que lors de projections du film, l’assistance afro-américaine applaudissait la fameuse scène censurée, car enfin on montrait un policier blanc avoir ce type d’insultes à la bouche, comme cela pouvait être le cas dans la vraie vie… Le film est donc un témoignage sans filtre d’une époque et d’un milieu rude dans lequel on s’invective violemment. C’est également le témoignage d’une époque où le public comprenait le contexte d’une fiction et n’était pas offensé pour un mot dans un dialogue de cinéma… Il y a deux ans, un autre chef-d’œuvre du cinéma, « Autant en emporte le vent », a été attaqué en raison de ses « préjugés racistes » conduisant à des avertissements par la plateforme de streaming HBO. La démarche était moins critiquable qu’un effacement en catimini, comme pour « French Connection », certes, mais on aurait tout de même préféré qu’il soit rappelé que le film de Victor Fleming avait obtenu dix Oscars dont un pour l’actrice Hattie McDaniel, première Afro-américaine, récompensée en 1940. Nous vivons une époque dominée par les « éveillés » d’un prétendu progressisme qui s’offensent de tout et veulent effacer tout ce qui peut atteindre leur extrême sensibilité…
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Nous interprétons le passé à travers le prisme du présent, sans aucune mise en perspective historique et contextuelle. Le « N-word » (le Mot en N) fait d’ailleurs l’objet d’une hystérie particulière de la part des offensés de tout poil : au Canada et surtout aux États-Unis, de nombreux professeurs ont été victimes ces dernières années d’appels au boycott, de manifestations, de menaces, de suspensions universitaires et même de licenciements pour avoir prononcé le mot « nègre » en citant des anciens auteurs de la littérature nord américaine… Cela peut paraître d’autant plus surprenant quand on sait que « nègre » est certainement le qualificatif le plus employé aujourd’hui par les rappeurs noirs américains, reprenant une habitude lexicale forte de la jeunesse afro-américaine. Mais justement, ce qui est reproché aujourd’hui aux universitaires ou à un film de plus de cinquante ans, c’est que cela soit un blanc qui dise le mot. Comme pour le mouvement Black Lives Matter, il y a une dérive d’un combat à l’origine légitime et partagé contre le racisme, mais qui s’oriente lui-même dans une vision raciste en essentialisant les individus selon leur couleur de peau… Là où justement le véritable antiracisme ne devrait plus faire de différence ! C’est ce qu’explique brillamment le Professeur Daniel Derivois, dans The Conversation, en s’appuyant sur l’histoire d’Haïti qui « avait déjà dépoussiéré le mot nègre de ses scories esclavagistes, coloniales et idéologiques. Haïti a montré au monde entier que derrière le nègre comme insulte et astuce de domination se cache aussi et d’abord un homme libre, un être humain à part entière ». En souhaitant importer leur nouvel interdit idéologique, les offensés nord-américains, bien relayés par les pseudo-progressistes occidentaux, peuvent priver le reste du monde d’une conception bien plus intéressante et altruiste d’un mot que sa réduction à une insulte discriminante. C’est ainsi qu’Aimé Césaire revendiquait fièrement sa négritude, et que le terme n’a désormais plus aucune connotation liée à la couleur de la peau dans le langage haïtien ! D’ailleurs, l’échange complet dans le dialogue censuré de « French Connection » est assez révélateur de l’ambivalence du personnage qui prononce « nègre », bien moins manichéen qu’il n’y paraît :
— Comment diable, j’aurais pu deviner qu’il avait un couteau ?
— Jamais croire un nègre.
— Il aurait très bien pu être blanc.
— Jamais croire personne !
Bien entendu, malgré la belle leçon haïtienne d’universalisme, le mot « nègre » reste une véritable insulte raciste la plupart du temps, que cela soit dans un film des années soixante-dix ou encore de nos jours. Mais au lieu de céder à un puritanisme moderne, Disney et tous les autres géants du divertissement et de la diffusion en streaming seraient bien plus inspirés de ne pas s’abaisser à ce mouvement de censure et laisser le public libre d’apprécier une œuvre dans son contexte historique et sa liberté artistique.
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