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Les nihilismes de Villiers-le-Bel


Les nihilismes de Villiers-le-Bel

Villiers-le-Bel

La condamnation des accusés de Villiers-le-Bel à des peines de trois ans, neuf ans, douze ans et quinze ans de prison, en l’absence de toute certitude quant à leur culpabilité, est une décision injuste et scandaleuse. Les méthodes de l’enquête et le procès de Villiers-le-Bel sont un déshonneur pour la France. Il est inconcevable de condamner à des peines de prison aussi lourdes des hommes dont aucun élément tangible ne permet d’établir avec certitude la culpabilité, sur la simple foi de témoignages anonymes et rémunérés. La justice française vient d’accomplir un pas de plus vers le nihilisme en s’inscrivant dans le registre de la vengeance et du sacrifice de boucs émissaires.

[access capability= »lire_inedits »]Cependant, dans l’affaire de Villiers-le-Bel, la justice française ne me semble malheureusement pas la seule à glisser vers le nihilisme. Si je partage entièrement l’exigence d’une justice équitable et la dénonciation des méthodes de la police et de la justice concernant cette affaire, je me sens sur tous les autres points en désaccord avec les signataires de l’appel « Pour les cinq de Villiers-le-Bel » publié le 21 juin dans Libération. Les « membres » de « l’ultragauche » me semblent faire partie, avec certaines bandes de clochards royalistes, des cœurs – des corps – les plus nobles parmi nos contemporains. Ce qui suscite mon admiration et mon sentiment fraternel, ce sont les tâches de construction nombreuses auxquelles ils s’attèlent avec musicalité et longue haleine. Je crois que c’est seulement dans les moments où ils (nous ?) éprouvent (éprouvons ?) un essoufflement ou un découragement passager dans l’ordre de la construction de mondes que la fascination pour la destruction grandit et prend le dessus. J’ai partagé ce sentiment, moi aussi. Dans les moments de désespoir, toute destruction semble bonne à prendre et le discernement est perdu. Je ne crois pas du tout, pour ma part, que les émeutes de Villiers-le-Bel constituent un événement historique glorieux et laissant augurer de grands espoirs. Je ne trouve pas du tout que le fait de tirer sur la police soit une forme de délassement honnête et sympathique. Je ne crois pas du tout, enfin, que la haine soit le seul affect politique authentique, ni que la politique doive être pensée exclusivement dans le registre de la haine. Dans tout cela, j’aperçois une menace nihiliste qui réclame la plus grande prudence.

Les hommes ne sont pas des symboles

Dans l’affaire de Villiers-le-Bel, il existe malheureusement un point de convergence éthique entre l’État français et ses ennemis : le fait d’accepter de transformer une personne humaine réelle en symbole ; le fait d’être incapable de résister à la séduction morbide et abstraite des symboles ; le fait de consentir à ce qu’un homme devienne de la chair à symboles, glisse dans le cercueil d’un symbole. Dans cette situation, il est urgent de nous rappeler les mots de Milan Kundera dans L’Art du roman : « L’homme est un enfant égaré dans les “forêts de symboles”. Le critère de la maturité : la faculté à résister aux symboles. »

C’est précisément cet oubli de la personne humaine concrète, sensible, charnelle, derrière les symboles, qui est meurtrier et qui constitue l’élément éthique qui permet à la machine de la haine mimétique la plus destructrice de s’emballer. Depuis la mort tragique de Lakamy et Mushin, en novembre 2007, qui semble s’apparenter en partie à un accident et en partie à un homicide involontaire causé par un policier, depuis cet événement qui fut perçu comme un premier sacrifice, c’est le même envoûtement morbide qui autorise la montée mimétique de la haine, telle que l’a décrite René Girard. Dès lors, la haine ordonne à chacun de sacrifier de nouveaux boucs émissaires pris au hasard et arrachés à leur tour à leur humanité.

C’est le même nihilisme, né de la même haine aveugle, qui est à l’œuvre lorsque des hommes, dont nous ne connaissons toujours pas l’identité, tentent de sacrifier « des flics au hasard », érigés en symboles abstraits de la police et de l’État. Mais c’est encore la même haine aveugle, le même désir de sacrifier un bouc émissaire pris au hasard, qui a conduit la justice française à jeter en prison Abderhamane Kamara, Adama Kamara, Mara Kanté, Ibrahima Sow et Samuel Lambalamba, qui ne sont à mes yeux ni les symboles de « la banlieue » – que je refuse de considérer comme une entité magique intrinsèquement différente du reste de l’humanité, qui ne me semble être ni radicalement meilleure, ni éminemment pire que le reste de l’humanité –, ni les symboles de la Révolution, mais simplement cinq hommes dont la culpabilité n’a pas été établie de manière honnête et qui, à ce titre, doivent être libérés.

Si la justice française ne fait pas marche arrière et n’interrompt pas le cycle de la haine sacrificielle, il est à craindre que le nihilisme poursuive encore son œuvre et que des innocents soient tués à Villiers-le-Bel au prétexte qu’ils seraient peut-être des témoins sous X. Comme les flics, comme les accusés, la haine les choisira au hasard et poursuivra ainsi ses désastres.[/access]

Juillet/Août 2010 · N° 25 26

Article extrait du Magazine Causeur



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