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La gazette poilue

Un journal, exemplaire quasiment jusqu’au bout, a traversé le XXe siècle : "Le Crapouillot"...


La gazette poilue
Jean Galtier-Boissière (1891-1966). D.R

Né dans les tranchées de 1915, Le Crapouillot a offert à nos poilus un espace de légèreté inespéré. Et tout au long du XXe siècle, le journal de Jean Galtier-Boissière a défendu, d’un ton bravache, ironique et impertinent, une diversité d’opinions inconcevable aujourd’hui.


La radio d’État, secondée avec zèle par L’Obs, Libération et le parti Renaissance, avertissent les Français du risque majeur que fait peser sur le pays l’« extrême-droite », dont la face, grossièrement maquillée, dissimule mal les traits du fascisme revivifié, du bête-immondisme recousu à la hâte. Des gens bien intentionnés établissent une nouvelle « liste Otto », qui interdit la vision de CNews et du film Vaincre ou mourir, la lecture de Valeurs actuelles, de Causeur, du JDD… Entre les deux guerres, dans la presse, les affrontements étaient d’une grande violence. Mais les périls que courait alors la démocratie s’incarnaient dans de très inquiétants personnages : Hitler, Mussolini, Staline…

Un journal, exemplaire quasiment jusqu’au bout, a traversé le XXe siècle : Le Crapouillot. Considérer son origine, son expansion et son déclin, c’est aussi observer notre temps avec un peu de distance.

Les risques de l’esprit

C’est l’histoire d’un Parisien, d’un bourgeois, d’un journaliste qui sortait tous les soirs, d’un colosse volontiers braillard qui ne détestait pas les mondanités, bousculait les établis et défiait les affranchis, rejeton d’une excellente famille qui partit accomplir son service militaire en 1911 et n’abandonna l’uniforme qu’en 1918. C’est l’histoire de Jean Galtier-Boissière (1891-1966).

Le numéro 1 du Crapouillot (nom d’un mortier de tranchée), sous-titré « Gazette poilue », parut au mois d’août 1915 à l’initiative du jeune Galtier, sous les drapeaux depuis quatre ans. On perçoit dans les quatre pages de cette publication inaugurale un air d’ironie encore mesuré, un défi, timide mais perceptible, à la censure : « Dès 1915, Le Crapouillot, à ses risques et périls, commençait sa dure besogne de “débourrage des crânes[1]”. » On y trouve des petites annonces, dont celle-ci : « Vous grossissez, monsieur, et grossir c’est vieillir, allez au front, vous maigrirez. » On y lit aussi cet avertissement… malicieux : « Le Crapouillot n’a pas d’officiers supérieurs comme critiques militaires, ainsi que ses confrères parisiens, mais tous ses reporters sont en première ligne. »

La guerre vue d’en bas

Jeté dans la boucherie universelle, Galtier-Boissière détruit le récit que font de la guerre les autorités politiques : « Le Crapouillot des tranchées s’efforça de dissiper un affreux malentendu, volontairement entretenu par une presse infâme entre les mobilisés de l’avant et les immobilisés de l’arrière. Les combattants […] s’écœuraient du spectacle des civils, qui, ne comprenant rien à leur calvaire, leur adressaient des compliments pour leur bonne mine lors des permissions ou des convalescences, ou considéraient la guerre comme un sport, une sorte d’hygiène sociale qui permettait d’apprécier les agréments du camping et de se distraire périodiquement en embrochant des chapelets de boches à la baïonnette. »

Certes, il obéit aux ordres de ses officiers, il ne fomenta ni ne suivit aucune mutinerie, mais il dirigea avec Le Crapouillot une bruyante fanfare de raillerie et de perplexité.

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Libéré des servitudes militaires, Galtier, homme de gauche, et plutôt de l’extrême-gauche libertaire, se navre de « l’inconcevable docilité avec laquelle des hommes qui sortaient de l’enfer […] se laissèrent réintégrer bien sagement dans leurs petits compartiments sociaux ». Dès l’immédiat après-guerre, l’intention culturelle se précise donc : on soutient l’avant-garde (Charles Dullin), on a la dent dure et l’admiration avertie. On est sélectif, mais non pas exclusif, et l’on salue Raymond Radiguet, et son sulfureux Diable au corps.

Antistalinien

Quant à la « ligne » politique du journal, elle suit d’abord le principe de la stricte liberté d’expression et de la diversité d’opinion : « Vaillant-Couturier, Bernier et Moussinac avaient toute licence de crier “Vivent les Soviets !”, dans le même temps que Farnoux-Reynaud criait “Vive le roi !”. » Galtier fait se côtoyer « aimablement » Ilya Ehrenbourg, Pierre Dominique, Xavier de Hautecloque et beaucoup d’autres. Cependant, les émeutes du 6 février 1934 modifient son point de vue libéral : « Le Crapouillot ne pouvait se ranger que du côté des partisans des réformes sociales, du côté des militants pacifistes et antifascistes. » Il se déclara antistalinien avant tout le monde, dégoûté par « la transformation du régime russe en une autocratie rétrograde et sanguinaire ».

Les grands dossiers de la revue lui assurent de beaux succès de vente. Il n’a pas d’esprit de système et réfute toute complaisance : son Dictionnaire des contemporains en deux volumes, par exemple, et son Dictionnaire des girouettes ne se privent pas de semer quelques vacheries toujours rédigées avec un soin extrême. Françoise Giroud a raison de saluer dans Le Crapouillot « la révolte contre le conformisme et les imbéciles solennels ».

D.R

On a reproché à Galtier-Boissière – rétroactivement – à partir du milieu des années cinquante (jusqu’à la vente du journal à l’éditeur Jean-Jacques Pauvert en 1965), une dérive inquiétante et sa proximité avec Paul Rassinier, initiateur de la thèse révisionniste. Comme écrivain, mémorialiste et journaliste, il n’a jamais démontré le moindre antisémitisme, et il s’est interdit de paraître dans la France occupée. Alors, comment expliquer, à la fin, la glissade de ce libertaire convaincu ? Galtier est un catcheur de la polémique, il est guidé par un principe de doute absolu et de liberté complète d’examen, jusqu’à l’extrémité. Il veut apprendre par lui-même, au risque de se fourvoyer.

Galtier-Boissière est bel et bien d’un autre temps.


À lire

Jean Galtier-Boissière et Henri Béraud, Autour du Crapouillot : articles et correspondances (éd. G. Ferrato), Le Lérot, 1998.

Jean Galtier-Boissière, Mon Journal (4 tomes) : Pendant l’Occupation ; Depuis la Libération ; Dans la drôle de paix ; Dans la grande pagaïe, Libretto, 2017.

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[1] Toutes les citations sont extraites de Jean Galtier-Boissière, Panier de crabes ou 24 ans de Crapouillot, Le Crapouillot, 1938.

Octobre 2023 – Causeur #116

Article extrait du Magazine Causeur




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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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