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La Fontaine ou l’esprit français

La diététique du bonheur


La Fontaine ou l’esprit français
"Jean de La Fontaine", Hyacinthe Rigaud, 1690 © Aisa/Leemage

Jean de La Fontaine fêtera cet été ses 400 ans et La Pléiade nous offre, à cette occasion, une belle réédition des Fables. Replongeons dans l’œuvre magistrale de cet homme doué pour le bonheur qui sut faire de la poésie une école de la précision et de la juste fantaisie.


Y a-t-il des écrivains heureux ? En ces temps d’enfermements vétilleux, de vie au ralenti, de sensations amoindries, de tristesse généralisée et d’impossibilité à jouir du présent, à aimer le passé et à espérer dans l’avenir, la question prend une acuité nouvelle. Rassurez-vous, La Fontaine est là et avec lui tous les remèdes aux manques que nous venons d’énumérer.

Jean de La Fontaine est un classique, comme on dit. La preuve, il est 14e dans le palmarès des noms donnés à des établissements scolaires, de la maternelle au lycée. Chez les écrivains, il n’est devancé que par Prévert, Victor Hugo et Saint-Exupéry. Un classique qu’on étudie en classe et qui a appartenu à la formidable génération des années 1660 avec Pascal, Molière, Racine, Retz, La Rochefoucauld, Madame de Sévigné ou Madame de La Fayette sans oublier Boileau ou Bossuet. Mais aucun d’entre eux n’a donné son nom à autant d’écoles que La Fontaine. On retrouve ainsi cette vieille image du poète des Fables destinées d’abord aux enfants. Et ce, dès l’origine, puisqu’elles sont dédiées à Monseigneur le Dauphin, le fils du roi. Est-ce suffisant pour faire de La Fontaine un écrivain heureux parce que fidèle à l’esprit d’enfance, comme il l’écrit dans « Le Pouvoir des fables », une « fable sur les fables » autant qu’un art poétique :

« Si Peau d’Âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on, je le crois ; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant. »

On connaît peu de choses de sa vie

Toutefois, cela n’épuise pas la question, comme on s’en apercevra en lisant ce tirage spécial des Fables illustrées par Grandville que publie « La Pléiade ». Il est vrai que c’est son anniversaire, à La Fontaine. Il a 400 ans cette année. Il est né en juillet 1621 à Château-Thierry, aux portes de la Champagne. Le 7 ou le 8, on n’en est pas très sûr. Il y a d’ailleurs beaucoup d’incertitudes sur la biographie de notre homme. Ce n’est pas qu’il était particulièrement secret, c’est qu’on ne savait jamais où le trouver. On sait peu de choses de sa vie, sinon par les anas, ces recueils d’anecdotes et de bons mots sur les célébrités dont son époque était friande. Les anas ressemblaient davantage à la presse people d’aujourd’hui qu’à la Vie des hommes illustres.

Quelques faits avérés tout de même : son père est maître des Eaux et Forêts, charge dont il héritera. Ce n’est pas très rentable, mais ça laisse du temps libre. Le bonheur passe aussi par une certaine disponibilité à laquelle La Fontaine tient plus que tout : « Ne point errer est au-dessus de mes forces », écrit-il dans son Discours à Madame de la Sablière, une de ses protectrices. Famille en voie d’anoblissement, études au collège de sa ville natale puis, semble-t-il, à Paris. On le destine à la théologie, d’où son entrée à l’Oratoire. Il montre peu de goût pour la vocation ecclésiastique. On le marie. Il montre peu de goût pour sa femme, ce qui est réciproque. À l’Oratoire, il préfère la compagnie des écrivains, vivants ou morts. Il lit les auteurs de l’Antiquité, mais aussi les auteurs italiens plus ou moins licencieux. Les premiers lui serviront pour ses Fables, les seconds pour ses Contes qui doivent beaucoup à Boccace. De sa femme, il se sépare sans drame. Il s’en expliquera, ce séducteur paisible, cet inconstant amusé, dans un de ses Contes, « Le Pâté d’anguille » : « Même beauté, tant soit exquise / Rassasie et soûle à la fin. / Il me faut d’un et d’autre pain : / Diversité, c’est ma devise. » Autre secret du bonheur : préférer l’amour-goût, comme dira plus tard Stendhal, à l’amour-passion, qui est le fils de la tragédie comme le montre si bien Racine.

La Fontaine a cinq ans, en 1626, quand un héros de roman, le jeune d’Artagnan vu par Dumas, entre à Meung-sur-Loire, dernière étape avant Paris et sa rencontre avec les mousquetaires du roi. Ce héros si français n’est au bout du compte guère plus fictif que notre La Fontaine, ou tout aussi légendaire. Mais il faut se souvenir de l’étymologie de légende : pas seulement ce qui est inventé, mais ce qui doit être lu.

« Jean de La Fontaine implorant la grâce du roi Louis XIV après qu’il a pris la défense de Nicolas Fouquet ». Gravure tirée du livre « Les Alcôves des reines », de Jules Beaujoint, 1879 © The Holbarn Archive/Leemage

Si on se permet ce rapprochement, entre un héros de roman et un héros du roman national, c’est qu’on oublie souvent qu’il y a deux XVIIe siècle, celui de Louis XIII et celui de Louis XIV. D’Artagnan est un héros du siècle de Louis XIII comme le Rodrigue de Corneille. Ils ont existé, sans aucun doute, mais allez savoir au juste l’exactitude historique de tout cela. Quelle importance, au fond ? Pour les théologiens contemporains de La Fontaine, peu importe que le Saint-Suaire de Turin soit vrai ou faux. Ce qui compte, ce sont les générations de croyants qui se succèdent et donnent sa réalité spirituelle au miracle. Pascal explique ça très bien : « Les miracles sont plus importants que vous ne le pensez. Ils ont servi de fondation. »

La Fontaine est un homme des deux XVIIe siècle

Est donc vrai ce qui fonde durablement une esthétique, une religion ou une nation. Et si La Fontaine est un des héros du roman national depuis la IIIe République, c’est en raison de la morale apparente qu’il invente, pas de sa biographie : être économe comme la fourmi, éviter la flatterie des menteurs intéressés, ne pas tenir pour quantité négligeable celui qui est plus petit que soi, avoir de véritables amis. Que La Fontaine ait été volage, intrigant à l’occasion, avide d’honneurs – il reniera ses Contes licencieux pour entrer à l’Académie française – n’empêchera pas des générations d’écoliers en sarrau noir et aux oreilles décollées de se souvenir des Fables toute leur vie, et notamment dans les tranchées de 14.

Le siècle de Louis XIII, celui où naît La Fontaine, est encore travaillé par les guerres de Religion, puis par la Fronde. Le goût est à l’héroïsme des romans de chevalerie, les mœurs sont rudes. Les grandes dames ne sont pas des Précieuses et la carte du Tendre n’est en fait qu’un territoire sillonné par des hommes en armes, des intrigantes de génie, comme la duchesse de Chevreuse ou les bergers mythologiques de l’Astrée d’Honoré d’Urfé, un des livres préférés de La Fontaine qui le dévore en cachette pendant ses études et en deviendra dans sa vieillesse le librettiste, pour une adaptation en opéra qui ne connaîtra aucun succès. Le siècle de Louis XIII est violent, aventureux, insoumis, paillard, naïf, on rit et on boit beaucoup. On trouve Rabelais et les sonnets libertins de l’Arétin dans les fontes des cavaliers et les ruelles des marquises. La France est encore cette jeune fille de grand chemin décoiffée, une « Perrette court vêtue » qui tire des plans sur la comète, accorte et imprudente.

Le siècle de Louis XIV est au contraire celui de l’ordre. Colbert, qui n’aimait guère La Fontaine, y veille. On l’appellera le Grand Siècle. Il va fixer la grammaire en même temps que les règles de la monarchie absolue. Il fait la synthèse entre l’efflorescence baroque et la rigueur classique, qui trouvera son accomplissement somptueux avec le château de Versailles – beaucoup plus qu’un château, le symbole de toute une civilisation. La Fontaine est un écrivain de ce Grand Siècle, mais aussi l’enfant d’une époque plus fantasque où tout était moins domestiqué, la nature, l’imaginaire, les codes amoureux. Une époque où les animaux parlaient, où les métamorphoses étaient courantes, comme cette chatte d’une de ses fables devenue femme, mais qui redevient chatte dès qu’elle voit des souris. Chez La Fontaine, on ne joue pas avec la nature humaine aussi facilement qu’on pourrait le penser. Il vaut mieux faire avec que vouloir à tout prix créer un homme nouveau : regardez ce qui arrive à la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf… Antitotalitaire et universel à la fois, notre fabuliste : c’était l’avis de Pierre Boutang dans un livre trop oublié, La Fontaine politique.

Mêlé à l’affaire Fouquet

La Fontaine est tout entier entre deux époques, deux mondes, dans sa vie comme dans son œuvre. Il ne sera reçu à Versailles qu’une seule fois, pour présenter son premier livre des Fables. À vrai dire, il essaie alors de se refaire une virginité. Il a été découvert par Fouquet, le munificent surintendant du roi, le magicien des Finances, le créateur de Vaux-le-Vicomte, celui qui avant Louis XIV s’entoure des grands noms des arts et des lettres. Cela lui coûtera cher. On pourra lire cette histoire dans un joli livre de Morand, Fouquet ou le Soleil offusqué. Louis XIV fait arrêter et juger ce ministre trop brillant qui incarnait une politique de la dépense et du prestige. Louis XIV la reprend à son compte, y ajoutant la rigueur des Colbert et des Louvois. La Fontaine défendra Fouquet qui l’avait pensionné. Mais point trop n’en faut. Les hommes heureux n’ont pas le goût du martyre, ce fanatisme qu’on retourne contre soi. Inutile de tenter d’argumenter comme le fait l’agneau avec le loup puisque la raison du plus fort est toujours la meilleure.

On ne trouve pas de désespoir chez La Fontaine. On l’appelle même « le bonhomme La Fontaine ». On le dit distrait alors que chacune de ses fables prouve un don d’observation hors du commun. Les romantiques, mal compris, donneront une image vaporeuse de la poésie alors qu’elle est une école de la précision, un œil absolu et c’est ce qui fait de la fable, au-delà de sa fraîcheur lustrale ou de son ironie, une science exacte. La Fontaine le dit clairement dans sa préface : « Et comme par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d’autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre ; de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l’on peut tirer de ces fables, on se forme et le jugement et les mœurs, on se rend capable de grandes choses. » Ces grandes choses, La Fontaine se garde bien de les préciser, ce serait s’enfermer dans la vulgarité d’un message comme n’importe quel triste romancier à thèse du XXe siècle.

La Fontaine, écrivain libre

Encore une fois, il tient trop à sa liberté et il connaît les deux façons de donner le change à son époque : la retraite et la surexposition. La Fontaine oscille entre les deux, en permanence : il participe aux débats du moment, mais il revient le plus souvent possible à Château-Thierry, pour retrouver la nature sous prétexte d’exercer sa fonction. Il sait respirer, c’est aussi un des secrets du bonheur. La question du souffle, du rythme est très importante. On voit tout de suite qu’il s’y connaissait à la manière dont il utilise le vers dans ses Fables. Il alterne le court et le long, le rejet et l’enjambement, la coupe et la métrique acrobatique, l’harmonie imitative et, à l’occasion, la clarté sereine d’un alexandrin qu’il dégage du sublime pour lui donner une magie intime et évidente : « Le long d’un clair ruisseau buvait une colombe. »

Nous reste désormais la joyeuse perspective d’un texte inépuisable, insaisissable. Bien sûr qu’il peut être lu par les enfants, même si les Fables encore étudiées au collège se font de plus en plus rares et sont tristement réduites à ce qu’on appelle en langage pédagogique leur « fonction argumentative ». On montre que La Fontaine sait « confronter les points de vue », que « La Mort et le Bûcheron », « La Cigale et la Fourmi » discutent comme deux débatteurs et « cherchent à convaincre ». On oublie juste que cette poésie refuse l’abstraction, qu’elle est toute de visions, d’odeurs, de sensations, de bruissements et que c’est pour cela qu’elle est si naturellement accessible à l’enfance et à ce qui reste d’enfance en nous. Quant à vouloir dégager une morale clairement définie, c’est très loin d’être évident.

Rousseau avait bien compris cette ambiguïté fondamentale de La Fontaine au point de l’estimer nocive pour les enfants dans son Émile où il veut dessiner une pédagogie nouvelle : « Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d’en faire l’application, ils en font presque toujours une contraire à l’intention de l’auteur, et qu’au lieu de s’observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. » Eh oui, c’est plus amusant d’être le renard que le corbeau, le lion que le moucheron sauf quand le moucheron rend fou le lion. On comprend ce qui agace Rousseau : ce n’est pas La Fontaine qui inspirera les futurs signataires d’un contrat social…

Cela tombe bien, La Fontaine n’en voulait pas et nous ne sommes plus certains, nous-mêmes, d’en vouloir. « Nous forcer à être libres », comme l’écrivait Rousseau dans un insoutenable paradoxe, c’est d’abord nous forcer. Sachons plutôt, comme La Fontaine, malgré les guerres, les épidémies, les sociétés verrouillées par des ordres injustes, les querelles religieuses et les puritanismes toujours aux aguets, traverser la vie avec son intelligence du bonheur et son aptitude à tout contourner, à tout retourner, même la tristesse :

J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’au sombre plaisir d’un coeur mélancolique.

Jean de La Fontaine, Fables (éd. Jean-Pierre Collinet, gravures et dessins de Grandville), « La Pléiade », Gallimard, 2021.

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Mai 2021 – Causeur #90

Article extrait du Magazine Causeur