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Kidnappée par le Grand Capital ?


Kidnappée par le Grand Capital ?

C’est l’histoire d’une jolie fille qui a disparu. Une rebelle, une gamine mal élevée, qui mettait ses doigts dans son nez et roulait des hanches dans des sociétés faussement pacifiées pour mieux semer la zizanie en jouant sur la très vielle passion humaine de l’égalité. On peut penser, avec son physique de princesse de la débine à la Béatrice Dalle, qu’elle a commencé à exercer ses ravages très tôt. On la repère dès la fin du néolithique, quand les chasseurs commencent à regarder avec un certain mépris ceux qui restent à planter des choux au village. C’est probablement elle qui couche avec Spartacus la nuit où il décide que les esclaves et les gladiateurs, ça suffit comme ça. On peut penser que c’est elle qui traîne dans les jacqueries des ploucs médiévaux, toujours à dire des gros mots et à prendre des poses d’aguicheuse pour mieux envoyer tout le monde au massacre. On l’aurait vue, aussi, sous les fenêtres de Versailles, en octobre 89, avec toutes les harengères de Paris, à demander le retour de l’Autrichienne et de son mollasson de mari à Paris. C’est elle, encore, qui recharge les armes des derniers communards en 1871, sur la barricade de la rue Ramponneau. Son nom ? Deux oncles adoptifs, Karl Marx et Friedrich Engels, vont la baptiser en 1848, cette petite gourgandine énervée, cette coureuse infatigable qui a quand même joué un rôle capital (c’est le cas de le dire) dans la vie des hommes : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes. » La lutte des classes… C’était donc elle.

Le problème, nous dit François Ruffin dans son remarquable essai, La guerre des classes, c’est qu’elle semble tombée dans l’oubli. Et c’est un grand mystère en ces temps où l’économie est victime des prédateurs financiers. Il faut donc lire le Ruffin comme un roman noir. L’auteur se comporte comme un Philippe Marlowe de la France en crise, un Sam Spade des délocalisations qui se renseigne autour des braseros des usines occupées dans le Vimeu rouge, une région de Picardie qui ne vote plus rouge, justement, et blackboule le socialiste Peillon. Ruffin écoute dans les bistrots de Longwy, il va chez les filles de ECCE à Poix du Nord, qui reçoivent chaque mois moins que le prix de vente d’un seul des costumes qu’elles fabriquent… Il s’étonne, Ruffin, elle devrait pourtant être là, la lutte des classes, servir à nommer ce qui ne va pas, par exemple mettre en avant ce chiffre de 9,3%, qui correspond à la baisse de la part des salaires dans le PIB (à force de penser en PIB, on devient un pays B, comme les séries du même nom). Convertis en milliards d’euros, cette part arrachée par la finance, elle aurait amplement suffi à relativiser les problèmes de sécu, de retraite, de santé, de formation. Ruffin, lui, voudrait savoir. Comprendre. Il téléphone aux premiers concernés, les partis de gauche, on lui répond avec un rien de gêne, même au PCF, pourtant l’habituel refuge de la gamine. Ils ne veulent pas l’avouer mais ils ne savent plus trop ce qu’ils ont fait d’elle. Elle n’est pas rentrée à la maison depuis un temps fou. Ils reconnaissent le problème. Ils auraient dû écouter les tontons de 1848 mais on leur a dit qu’ils n’étaient plus tellement à la mode, les tontons, et que la lutte des classes, c’était une petite poufiasse, qu’il ne fallait plus parler d’elle, qu’elle donnait mal à la tête à la CFDT à cause de son parfum trop fort, qu’elle cherchait toujours la cogne, que ce n’est pas avec cette petite énervée qu’on ferait les grandes réformes où patrons multimilliardaires et travailleurs précarisés marcheraient main dans la main dans une France enfin réellement « libérale » où on travaillerait le dimanche, on se rationnerait sur les soins et on aurait une couverture santé qui nous réchaufferait à peu près autant qu’un string sur la banquise.

Et puis soudain Ruffin, comme le commissaire Bourrel des Cinq dernières minutes s’exclame : « Bon sang, mes c’est bien sûr ! » et il découvre l’incroyable vérité. La lutte des classes est toujours vivante mais elle a été enlevée par les riches. Des riches qui en sont presque gênés de gagner autant d’argent grâce à elle. Le premier qui avoue, c’est Warren Buffett, fortune mondiale n°1. La confession est sans équivoque : « La guerre des classes existe, c’est un fait, mais c’est la mienne, la classe des riches, qui mène cette guerre et nous sommes en train de la remporter. » Ah, nous dit Ruffin, les riches, ils n’ont pas peur de leur ombre, ils n’ont pas peur de passer pour archaïques en l’invoquant, la jolie môme. Parce qu’ils savent qu’elle a toujours existé mais qu’il fallait surtout la retirer à ses parents naturels et, comme on pourra le lire dans La guerre des classes, savoir opposer au constat évident d’un monde dans lequel le commerce du luxe est aussi florissant que les émeutes de la faim toute une série d’alibis ou d’accusations.

Primo, disent les riches le monde est complexe : pour cette vieille lune de la complexité, voir Alain Touraine nous précise Ruffin. Secundo, avec cette vision des choses, vous allez sombrer dans le populisme : accusation définitivement disqualifiante dans le paysage médiatique, aussi honteuse que la pédophilie, le tabac, et le refus de participer à la Fête des Voisins. Tertio, vous êtes enfermés dans l’idéologie, et Ruffin de citer Aron : « L’idéologie, c’est toujours les idées des autres. » Il serait donc temps, nous dit Ruffin (qui se définit assez calmement comme un social démocrate), que la gauche vienne récupérer la gamine prisonnière chez les patrons, la débarbouille un bon coup et la renvoie sur les piquets de grèves, dans les manifs et les états-majors des partis censés l’aimer, pour expliquer qu’elle est toujours là, toujours aussi jeune et qu’on ne fera rien sans elle, surtout en ces temps troublés où l’Etat et le Capital vont nous faire payer leur mariage incestueux – on n’est même pas invités à la noce ! – pour éviter la faillite générale.

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