Moisir à trente ans


Moisir à trente ans

jeunesse chomage stage

Des lycéens dans les rues et des facs occupées contre la réforme des retraites : à l’automne 2010, on a pu voir un instantané de l’époque, peut-être la meilleure définition de sa jeunesse. Attention, je ne critique pas. D’abord, c’est de notre faute : le chômage, la dette, l’i Phone 18 qui est en rupture de stock, rien ne va dans le monde qu’on leur laisse. Ou plutôt qu’on n’est pas près de leur laisser, c’est bien l’une des données du problème. Si les jeunes sont vieux, c’est parce que les vieux sont jeunes – jusqu’au moment où ils basculent dans le « grand âge », comme on dit pudiquement. Quand la vieillesse arrive à 80 ans, la jeunesse peut bien se poursuivre  jusqu’à 40 (pour les sondeurs, « jeune », c’est 18-34). Et comme elle commence aussi de plus en plus tôt, le résultat, c’est que la jeunesse dure longtemps.

Résultat : l’avenir, pour un trentenaire d’aujourd’hui, pourrait se résumer à une longue attente : des années à piétiner au seuil du marché du travail, autant à patienter pour que des places se libèrent. Et à supposer que les emplois libérés n’aient pas disparu, à partir de là, il devra trimer pour payer des croisières à ceux qui les auront libérées, avant de devoir financer leurs maisons de retraite et leur « fin de vie ». C’est chouette de garder ses papys et mamies longtemps, l’ennui, c’est qu’il y a aussi ceux des autres, alors notre trentenaire n’est pas rendu. Bon, « génération sacrifiée », ainsi que les intéressés aiment à se décrire, c’est un peu exagéré – on ne les envoie pas dans les tranchées. De plus, s’ils sont « sacrifiés », ils ne sont pas les premiers. Ces aimables jeunes gens ont tendance à oublier que leurs parents en ont déjà pas mal bavé. La génération vernie, c’est évidemment celle de leurs grands-parents.

On a dit beaucoup de mal de cette « génération 68 », et on a eu raison. Jouisseurs, égoïstes, hédonistes, pharisiens, les enfants du baby-boom ont profité de leur supériorité numérique pour imposer leur tempo, leurs idées et leurs priorités au reste de la société – inflation et dépense publique pour eux, austérité et rigueur pour leurs petits-enfants. Comme si leur agenda caché avait été : Du futur faisons table rase ! N’empêche, on dira tout ce qu’on voudra, ils étaient plus marrants. Entre les joyeuses « gouines rouges » d’hier et les sévères surveillantes de Osez le féminisme !, il n’y a pas photo.

C’est ainsi, de nos jours, les jeunes, ça ne rigole pas. On vous dit qu’il n’y a pas de quoi rire. Ils n’ont pas non plus de hauts faits d’armes à faire valoir : ni Résistance, ni barricades, pas même un président renversé. En politique, leurs parents auront offert à la France François Mitterrand, SOS Racisme, un FN à 18 % et, en prime, le grand frisson de l’antifascisme. Eux militent pour l’abolition de la prostitution et créent un collectif appelé « La retraite : une affaire de jeunes ». Vous avez raison , les petits gars : ma retraite, c’est votre affaire. Si, comme l’explique un sociologue allemand cité par Laurent Cantamessi, une génération se définit par un événement fondateur, on comprend que celles qui ont succédé aux soixante-huitards aient du mal à se trouver un petit nom. Celui de « bof génération » dont on a affublé leurs enfants était déjà éloquent. Que leurs petits-enfants se désignent eux-mêmes comme la « génération Y » témoigne d’un certain flou identitaire.

Le jeune, donc, a d’excellentes raisons de se plaindre. Il ne s’en prive pas. À en croire la vaste enquête « Génération quoi ? », lancée par France Télévisions, et à laquelle 210 000 jeunes âgés de 18 à 34 ans ont répondu, il se sent méprisé, discriminé. Les politiques ont beau jurer, la main sur le cœur, que la jeunesse est leur priorité, les sociologues, sondeurs et experts en tout genre ont beau la scruter sous toutes ses coutures, étudier ses goûts et ses mœurs comme si elle était une espèce rare et menacée, il continue à se dire mal-aimé. De ce point de vue, il est d’ailleurs parfaitement intégré. Interrogez n’importe quelle catégorie de la population, les riches, les pauvres, les femmes, les immigrés ou les coiffeurs, elle vous dira la même chose. En ce sens, le jeune est un ayant droit comme les autres, un créancier à qui la collectivité ou son voisin ne donnent pas ce qui lui revient. Et le pire, répétons-le, c’est que c’est souvent vrai.

Heureusement, le jeune n’est pas toujours logique. Il pense souvent que la jeunesse est malheureuse, mais que pour lui, ça va plutôt bien. Dans la même logique, il  en veut à la génération qui l’a précédé, mais il aime son papa et sa maman. Il pense que les politiques sont corrompus mais il n’a pas la moindre envie de faire la révolution, quelles que soient les illusions de beaucoup de journalistes et autres spécialistes qui aimeraient bien vivre ou revivre le grand frisson à travers leur progéniture.

« Frustrée, la jeunesse française rêve d’en découdre » : le titre de l’article que Le Monde a consacré à l’enquête « Génération quoi ? [1. « Frustrée, la jeunesse française rêve d’en découdre », Le Monde, 25 février 2014.] », offrait un amusant contraste avec la description d’une jeunesse inquiète et désabusée. Il est vrai que 61 % des participants se sont déclarés « prêts à participer à un mouvement de révolte type Mai-68 demain ou dans les prochains mois ». Mais au-delà de ces proclamations qui ne mangent pas de pain, on ne voit pas bien au nom de quelles idées ils feraient la révolution. Ils ne rêvent pas d’avenir radieux, juste d’un futur convenable. Peut-être se disent-ils qu’à la différence de leurs glorieux aînés,  il ne leur servirait pas à grand-chose de passer par la case « Changer le monde » pour espérer, au bout du compte, y faire leur trou, dans ce monde, à défaut d’une véritable place au soleil. Ils sont prêts à bosser d’arrache-pied pour y arriver. Avoir un boulot, se marier, faire des enfants, acheter un appartement : leurs ambitions auraient fait ricaner les heureux contestataires de Mai – qui ont fini par réaliser exactement les mêmes, souvent plusieurs fois s’agissant des appartements et des mariages. Le jeune, lui, sait trop bien que, sous les pavés, il y a les pavés. Il est devenu réaliste, il se contenterait du possible.

En attendant, le spectacle d’adultes répétant sur tous les tons que, décidément, c’est trop dur d’être jeune tout en déployant une énergie considérable pour le rester est pour le moins paradoxal. Flatter la tentation victimaire des jeunes n’est peut-être pas le meilleur service qu’on puisse leur rendre. Après tout, on ne meurt pas de jeunesse. Qu’ils se rassurent, ça finit toujours par passer.

Mai 2014 #13

Article extrait du Magazine Causeur



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Le sermon du Père Plenel
Article suivant Suède : association de petits fraudeurs
Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération