La sensibilité du statut de Jérusalem ne fait aucun doute. Elle dépasse largement la question de savoir si Donald Trump est une brute imprévisible ou un stratège qui prend le risque de jouer le rôle d’une brute imprévisible afin que ses ennemis, comme ses alliés, se disent « il est bien capable de passer à l’acte, ce c… ! » Les conflits politico-religieux autour de cette ville ne datent pas d’hier, et Walther von der Vogelweide n’a pas attendu les tweets de @potus (le compte Twitter du président des Etats-Unis) pour composer son chant de Palestine, « Palästinalied ».
Si l’on essaye de se placer dans le temps long – sans pour autant nier l’importance des problèmes immédiats – l’une des questions à aborder est celle des raisons pour lesquelles cette ville est si importante aux yeux à la fois des juifs, des chrétiens et des musulmans. Et cela nous conduit immanquablement à nous interroger sur les débuts de l’islam.
Le Temple, le Christ et…
L’origine de l’attachement des juifs et des chrétiens à Jérusalem est simple à comprendre. Pour les juifs, il s’agit bien sûr de la seule véritable capitale de leurs rares périodes d’indépendance (si l’on excepte l’hypothétique Etat juif khazar), et surtout du site du Temple. Et que l’on soit juif ou non, que l’on pense que David et Salomon sont des personnages réels ou légendaires, on peut s’accorder pour dire que Dioclétien n’était pas un militant sioniste, et que les Romains qui ont sculpté la Ménorah sur l’arc de triomphe de Titus n’ont pas inventé la prise de Jérusalem, ni le pillage du Temple – il y avait donc un temple juif à Jérusalem…
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Pour les chrétiens, c’est le lieu de l’apothéose du Christ, la terre où il a versé son sang et célébré la première eucharistie. Et que l’on croit ou non à la divinité de Jésus, l’importance de Jérusalem dans la vie de Yehoshua ben Yosef ne fait pas de doute. Même les rares personnes qui remettent en cause l’historicité du personnage ne nieront pas les liens entre ceux qui se réclamaient de lui et la capitale de la Judée.
La place de cette ville dans le cœur des musulmans peut davantage surprendre. Contrairement à ce que certains semblent croire, l’importance de Jérusalem n’est pas une réaction à sa prise par les croisés en 1099 (qui était d’ailleurs une reconquête, quoi que d’une terrible brutalité, et non une conquête), ni un simple point de cristallisation symbolique du conflit israélo-palestinien. Jérusalem, en effet, est considérée comme l’une des trois villes saintes de l’islam (avec La Mecque et Médine) depuis le VIIe siècle, et initialement c’est dans sa direction que priaient Mohammed et ses fidèles (rôle vraisemblablement partagé avec Pétra).
…une Sphinge
Ce titre de ville sainte est théoriquement justifié par l’isrâ, le voyage nocturne, au cours duquel le prophète de l’islam aurait été transporté jusqu’à Jérusalem sur le dos de Burâq, monture fantastique tenant de Pégase et d’une Sphinge. Et c’est tout. Contrairement à La Mecque et surtout Médine, dont l’importance factuelle dans l’histoire de l’islam est incontestable même si l’on n’est pas musulman, même si l’on ne croit absolument pas que Mohammed ait jamais entendu la moindre voix angélique ou divine, la place privilégiée de Jérusalem dans l’islam repose uniquement sur une explication surnaturelle – du moins officiellement.
En soi, l’isrâ n’est pas plus incroyable que la manne céleste, ou la mer Rouge qui laisse passer les Hébreux mais engloutit l’armée du pharaon, ou que la conception virginale et la résurrection du Christ. Il ne s’agit certainement pas de balayer d’un revers de la main méprisant l’idée que le mythe est peut-être vrai, symboliquement ou même littéralement.
Mais de là à le considérer comme l’explication la plus probable, il y a un pas qu’il ne faudrait franchir qu’avec la plus extrême prudence. En termes d’analyse historique, un récit fantastique, dont ne fait mention aucune source en dehors des écrits des croyants, ne saurait être placé sur le même plan qu’un récit scientifiquement plausible et confirmé par des témoins extérieurs, n’en déplaise à l’Unesco. L’auto-référence ne suffit pas à établir un fait. L’isrâ est du même ordre que les plaies d’Égypte ou la Résurrection, mais n’est absolument pas du même ordre que la construction/rénovation d’un édifice religieux par Hérode, le procès d’un agitateur supposé sous Ponce Pilate, ou le règne du Calife Abd Al-Malik.
Une Jérusalem, trois hypothèses
Dans ces conditions, il n’est pas inutile de rechercher d’autres explications au lien entre l’islam et Jérusalem, et d’essayer de comprendre pourquoi ce lien devait impérativement être affirmé et justifié, quitte à recourir à une explication surnaturelle. Je vois notamment trois hypothèses.
La première est liée à la volonté bien connue de l’islam de se présenter comme une rectification du judaïsme et du christianisme. Non pas un continuateur ni un successeur, mais « ce que le judaïsme et le christianisme auraient toujours dû être ». Dans cette optique, se rattacher à la ville sainte des deux religions que l’on veut remplacer n’est pas illogique. Cependant, si l’islam est bien une religion du livre, et même une divinisation du livre selon le dogme du Coran éternel et incréé, il n’est pas une religion abrahamique, mais adamique. En effet, l’islam se considère comme la religion naturelle de l’homme, celle d’Adam. Pourquoi, dès lors, vouloir à toute force se référer à Abraham/Ibrahim et à Jérusalem, alors même que l’on se dit religion pratiquée par Adam au temps d’Éden ? Pourquoi préférer une histoire faisant un détour par le judaïsme et le christianisme, au lieu d’une transmission directe d’un héritage inaltéré d’Adam à Mohammed ? Uniquement pour que le prophète se démarque des autres Arabes pré-islamiques polythéistes, ou pour tenter de compenser ce polythéisme premier, et tant détesté, en revendiquant l’héritage d’Abraham via Ismaël ?
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La seconde explication, évoquée par Marc Nacht, est de vouloir légitimer a posteriori la conquête de Jérusalem, et de lui permettre de rivaliser avec La Mecque. Dire « notre Prophète a été conduit ici sur ordre de Dieu » peut aider à justifier la présence des nouveaux maîtres, et l’isrâ renforce l’appartenance de Mohammed à la lignée des prophètes bibliques et donc, potentiellement, sa crédibilité aux yeux des juifs et des chrétiens. L’idée est séduisante, mais ne rend pas compte de certains éléments, comme l’orientation initiale de la prière en direction de Jérusalem, celle-ci montrant que cette ville revêtait une importance toute particulière pour les disciples de Mohammed avant même qu’elle ait été conquise par eux, et avant même toute rivalité connue au sein de l’islam.
La troisième explication, à mon sens la plus convaincante, découle du fait que l’islam n’est évidemment pas apparu ex-nihilo, mais qu’il a évolué à partir du judaïsme et du christianisme, du moins de celles de leurs branches qui étaient présentes en Arabie au tournant du VIe et du VIIe siècle, et de leur rencontre avec les arabes pré-islamiques.
L’islam, une dissidence judéo-chrétienne ?
L’une des études les plus complètes sur le sujet, quoi que devant naturellement être analysée et discutée, est celle, trop peu connue, d’Édouard-Marie Gallez. Malgré sa propre foi, au demeurant parfaitement assumée, il examine les faits et les sources avec une totale rigueur, séparant soigneusement la démarche historique de la démarche théologique, bien que les deux se complètent. Chez lui, ce qui relève du fait historiquement avéré est bien distinct de ce qui relève de l’hypothèse et de la conviction religieuse.
En substance, Édouard-Marie Gallez conclut que l’islam dérive, après appropriation par les Arabes, de la doctrine de ceux qu’il nomme les judéo-nazaréens, « cercle judéo-chrétien qui avait transformé le messianisme biblique en idéologie politique de salut – ils attendaient la seconde venue du Messie comme un retour de celui qui devrait dominer la terre, la soumettant au pouvoir de Dieu… et surtout de Ses fidèles. »
On notera au passage que son travail est aussi des plus intéressants pour examiner l’intrication du politique et du religieux dans l’islam, allant bien au-delà de la classique et sans doute simpliste séparation avant/après Médine, et montrant que dès l’origine la dimension religieuse sert de caution au projet politique, et la politique ne se conçoit que comme réalisation concrète du projet religieux (pour approfondir ce point on peut lire aussi, notamment, Tilman Nagel et Marie-Thérèse Urvoy).
Ce que dit le Dôme du Rocher
Édouard-Marie Gallez aborde de front la question de Jérusalem. Comme il l’explique, l’un des rares faits raisonnablement sûrs, du point de vue de l’historiographie, dans la vie du prophète de l’islam « est la tentative qu’il fit de prendre la Terre Sainte en 629. Les livres ou articles habituels n’en parlent guère : du point de vue du discours convenu, que faisait donc Mahomet sur le chemin de Jérusalem – ville vers laquelle lui-même se tournait pour prier –, alors qu’il est supposé ne s’être préoccupé que de prendre La Mecque ? »
Ajoutons que les judéo-nazaréens, comme les appelle Édouard-Marie Gallez, étaient farouchement unitariens, donc considérés comme hérétiques après le Concile de Nicée. Or, les premières traces écrites connues du dogme islamique sont les inscriptions sur le Dôme du Rocher, qui ne sont ni plus ni moins qu’une profession de foi unitarienne insistant sur la réfutation de la Trinité. La fameuse phrase « Ô gens du Livre ! Ne vous portez pas à l’extrême dans votre religion » n’est absolument pas une mise en garde contre les extrémismes, mais dénonce l’attitude jugée extrême de la divinisation du Christ. Le texte, en effet, est : « Ô gens du Livre ! Ne vous portez pas à l’extrême dans votre religion, ne dites sur Dieu que le Vrai : seulement que le Messie Jésus, fils de Marie, était l’envoyé de Dieu, et Sa Parole, projetée en Marie, et un Esprit venu de Lui. Croyez en Dieu et aux envoyés, ne dites pas : « Trois », cessez de le dire, cela vaudra mieux pour vous ! Dieu est un dieu unique, à Sa transcendance ne plaise qu’Il eût un fils ! » Aujourd’hui encore, la stricte unicité de Dieu est l’un des dogmes les plus importants de l’islam. Dans le numéro de juillet 2016 de sa revue Dabiq, intitulé « Break the Cross », l’État Islamique se référait abondamment au Concile de Nicée, se plaçant sans aucune ambiguïté dans la lignée des unitariens et revendiquant même pour Mohammed le titre de Paraclet.
L’histoire c’est la paix
Dans cette optique, l’introduction de l’isrâ dans les récits de la vie du prophète de l’islam se justifie pleinement : elle assoit sa légitimité non pas tant aux yeux de ses fidèles arabes, ni de peuples conquis, mais selon les critères du groupe auquel il devait l’essentiel de sa doctrine et pour qui Jérusalem était depuis longtemps la ville sainte. Plus encore, elle donne a posteriori du lien entre le prophète et Jérusalem une explication acceptable à un moment où les Califes veulent faire oublier le rôle initial des judéo-nazaréens dans l’alliance « judéo-nazaréo-arabe » dont Mohammed était le ou l’un des chefs.
Bien sûr, rien de tout ceci ne résout la question du statut de Jérusalem aujourd’hui, ni ne peut à soi seul définir les droits de ceux qui y vivent ou veulent y vivre maintenant. Savoir ce qui s’est passé il y a plus de mille ans ne suffit pas à régler la crise contemporaine. Mais c’est loin d’être inutile.
Jérusalem n’est pas tout à fait une ville comme les autres. Il serait vain d’espérer trouver une solution politique pérenne la concernant sans prendre aussi en compte sa dimension religieuse, symbolique et mythique, pour ne pas dire mythologique. A ce titre, une démarche d’exégèse historico-critique peut certainement contribuer à la paix – elle en est même probablement un prérequis indispensable.
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