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La guerre des sexes n’aura pas lieu

Entretien avec Jean-Michel Delacomptée


La guerre des sexes n’aura pas lieu
Ecrivain, universitaire, Jean-Michel Delacomptéee a notamment publié Notre langue française (Fayard, 2018), grand prix Hervé-Deluen de l'Académie française © Hannah Assouline

L’essayiste et romancier dénonce le combat des néoféministes contre la gent masculine en général et la figure du père en particulier. Heureusement, dans la vraie vie, les hommes et les femmes continuent à se rencontrer, s’aimer, se quitter, se partager les contraintes, éduquer les enfants. Tout en sachant que la domination est intrinsèque à la séduction…


Causeur. Maintenant que nous sommes débarrassés de la domination masculine, nous devrions vivre une période bénie de rapports harmonieux entre les sexes, délivrés de ce que vous appelez le diptyque soumission pour les femmes et domination pour les hommes. Or on observe plutôt une guerre des sexes. Comment expliquer ce paradoxe ?

Jean-Michel Delacomptée. Il faudrait d’abord s’entendre sur ce qu’on entend par domination masculine. Mais disons pour l’instant que nous en sommes (presque) débarrassés. Le même effort devrait être entrepris pour définir ce qu’on entend par soumission. Mais là encore, faisons momentanément comme si le sens de ce terme était clair. Reste donc la question sur la guerre des sexes. N’étant ni sociologue ni psychologue, je me veux prudent. Il est toutefois évident qu’une tendance se dessine dans la jeunesse, un flottement, parfois une répulsion, dans l’abord de l’autre sexe et dans l’abord de soi-même. Mais sauf pour une archi-minorité de militantes, il n’y a pas de guerre des sexes. Afin d’évaluer le phénomène, il faut partir de ce qui échappe à l’effet de mode véhiculé par les porte-voix des minorités néoféministes et LGBT+. Dans la réalité vécue par l’immense majorité des gens, on observe la continuation de l’immémoriale rivalité entre les hommes et les femmes qui se confrontent pour savoir comment coexister, se rencontrer, s’aimer, se quitter, coopérer dans l’espace domestique, se partager les contraintes, éduquer les enfants, en vouloir, ne pas en vouloir, bref, défendre ses intérêts propres. S’il y avait réellement une guerre des sexes, la formation des couples hétérosexuels afficherait un taux d’effondrement qui rendrait obsolète la question posée.

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Pourquoi tant d’attaques contre le patriarcat au moment où il disparaît ?

Le patriarcat ne disparaît pas, il change de formes d’expression. Il perd de sa puissance sous les coups de l’activisme néo-féministe mais d’abord, au quotidien, sous l’effet de l’égalité totale prônée par la Commission européenne et encouragée par l’action gouvernementale, l’endoctrinement à l’école et à l’université, dans les lieux de culture, les grands magazines féminins, les principaux médias, la publicité, par mille petits moteurs suralimentés, ce qui fait du monde, assurément, mais surtout du bruit, sans que sa prévalence effective perde sa nécessité. Je dis bien sa nécessité, parce qu’un monde où disparaîtrait ce qu’on appelle le patriarcat, c’est-à-dire l’autorité paternelle, celle du géniteur, serait voué à la guerre perpétuelle de tous et toutes contre toutes et tous. Je n’ignore pas en quoi cette thèse peut choquer, puisqu’elle heurte la croyance en un progrès inéluctable et infini.

Si on va au bout de la révolution féministe, on s’apercevra certainement qu’on a perdu le bonheur des rôles sexués et qu’on s’ennuie à mourir dans une monotonie relationnelle sans épices, sans surprises et sans grâce

Mais essayons de nous extraire de l’horizon de notre époque. Alors même que l’homme est le dispensateur archaïque de la violence, sa fonction symbolique consiste depuis toujours à organiser de la manière la plus pacifique possible la coexistence au sein de groupes donnés, du moindre village aux empires les plus étendus. Cette fonction s’incarne dans tout ce qui représente l’ordre politique. Dans un roi, dans un grand prêtre, dans l’antique figure des patriarches, dans le père de famille traditionnel, dans le soldat envoyé au combat et plus fondamentalement dans l’image du martyr que la communauté sacrifie pour le salut commun. Vous aurez reconnu les théories de René Girard sur le désir mimétique, le mécanisme victimaire et le sacrifice réparateur des personnages-cibles. Que des femmes puissent incarner cette fonction ne fait cependant aucun doute, car ce qui compte tient à la position que le personnage possiblement sacrifié occupe en surplomb du groupe, dont il diffère par sa nature sacrée. Ainsi les saintes ou les sorcières. Ce que le personnage-cible a d’intouchable le désigne aux sacrificateurs, inquisiteurs qui dressent les bûchers, révolutionnaires qui tranchent le cou, foules qui lynchent. C’est peut-être étrange, mais l’homme patriarcal se situe dans la sphère de l’inaccessible, de l’interdit et finalement du sacrifice. Dans mon livre, j’essaie de réfléchir à cette étrangeté, sans oublier ce qu’ont d’odieux les versions tyranniques du patriarcat à l’ancienne, qui se perpétuent dans maintes régions du monde.

Des militants d’Alliance citoyenne suivent les débats du conseil municipal de Grenoble sur l’autorisation du burkini dans les piscines de la ville, 16 mai 2022 © Mourad ALLILI/SIPA

De Metoo, vous et moi avons surtout retenu les abus et le refus de se conformer aux formes de la justice. Ne sommes-nous pas coupables de minimiser les abus, notamment ceux commis par des hommes de pouvoir sur de jeunes femmes souvent désarmées ?

La défense toujours plus rigoureuse des êtres en position de faiblesse marque un formidable progrès de notre civilisation. Protéger l’intégrité physique et morale de chaque être humain constitue un impératif catégorique. Mais comme l’a parfaitement démontré Sabine Prokhoris dans Le Mirage #MeToo, le problème posé par ce mouvement apparemment épris de justice est qu’en outrepassant les règles du droit, il provoque un quantum massif d’injustice. Dès lors, l’équation est simple : protéger les êtres en position de faiblesse et leur rendre justice ne souffre aucune tolérance, à la condition sine qua non de respecter les règles du droit, dont la présomption d’innocence, sans lesquelles il n’est pas de justice. Croire la parole des femmes sans autre forme de procès n’a aucun sens. La vérité ne sort pas plus de leur bouche que de celle des enfants. Ne prendre aucun recul sur la réalité des faits avant même qu’ils ne soient avérés constitue un déni de justice dont le nombre de non-lieux atteste le risque effrayant. La calomnie mène aisément dans des labyrinthes kafkaïens. La rectitude morale doit l’emporter sur la démesure des verdicts injustifiés, si juste soit la cause défendue.

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On a le sentiment que votre livre est né de votre expérience personnelle. Êtes-vous blessé par les attaques permanentes contre les hommes, les « mâles blancs dominateurs », etc. ?

Vous avez raison. Mon livre est né d’une exaspération, ou pour mieux dire, d’un profond sentiment d’injustice, mais moins devant les attaques permanentes contre les hommes, dont je comprends en partie les raisons, que devant celles qui s’adressent au patriarcat prétendument toujours et partout oppressif sous nos climats. Ce sont les attaques systématiques contre l’idée même de père qui dépassent les bornes de l’acceptable. Être père de deux filles dont l’épanouissement m’a toujours paru constituer un impératif essentiel, m’a conduit à récuser ces attaques indifférenciées.

Que devient la condition masculine dans ce nouveau monde ?

Obnubilés par la cause des femmes, dont je ne discute pas l’importance mais la disproportion, au regard d’autres problèmes également cruciaux, nous laissons dans l’ombre la condition masculine. Or, elle est devenue source d’inquiétudes généralement passées sous silence, alors que les hommes, et plus particulièrement les jeunes hommes, ont toutes les raisons du monde de se demander quels rôles notre monde féminisé leur réserve et plus globalement à quoi ils servent. Rien de péjoratif dans l’expression « monde féminisé ». C’est simplement un constat difficile à contester. Si on va au bout de la révolution féministe, on s’apercevra certainement qu’on a perdu le bonheur des rôles sexués et qu’on s’ennuie à mourir dans une monotonie relationnelle sans épices, sans surprises et sans grâce. Seulement, ça ne va pas se passer ainsi. Parce qu’on ne renoncera pas à ces rôles et parce que la vague de revendications systématiquement hostiles aux hommes se brisera sur ce qui explique le caractère immémorial de ces rôles, à savoir l’intensité imaginative de la jouissance sexuelle – hétérosexuelle et homosexuelle – propre à la condition humaine.

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L’amour, la séduction, peuvent-ils aller de pair avec une égalité parfaite ? Une relation amoureuse ne comporte-t-elle pas une part de domination (qui est d’ailleurs souvent celle de la femme) ?

Non, l’amour et la séduction ne peuvent aller de pair avec une égalité parfaite, parce que l’amour permet de surmonter les épreuves de la domination, et que celle-ci est intrinsèque à la séduction comme à la jouissance. Que signifie dominer ? Comment une domination s’exerce-t-elle, en dehors, évidemment, des cas où elle se présente à sens unique, dans l’esclavage. Là, en effet, la domination ignore les interactions, les renversements ponctuels, y compris le charme d’être volontairement dominé même si l’on en souffre. L’emprise sans échappatoire est une prison infernale, mais l’emprise dans une relation passionnelle ne se laisse jamais réduire à un schéma univoque. L’égalité en tant qu’équation idéale n’exerce aucune responsabilité dans ce domaine. Elle ressortit au droit, à la politique, à la scène publique, pas à la sphère intime, où les individus ne cessent de négocier leurs souhaits, leurs volontés, leurs désirs, leurs accords et désaccords. L’abstraction de l’égalité comme concept s’avère antinomique avec le caractère éminemment concret des rapports vivants.

Le féminisme d’hier défendait Gabrielle Russier, celui d’aujourd’hui condamne l’amour de Matzneff pour une adolescente. Comment expliquer que les héritiers des libertaires de 1968 soient si puritains ?

Le féminisme de Gabrielle Russier mettait l’accent sur l’une des beautés foncières de l’amour, qui est d’accueillir l’autre sans aucune considération relative à l’état civil. La façon dont le couple Macron a dès le début assumé sa singularité est admirable. En revanche, la passion telle que l’a réalisée Matzneff a péché par désinvolture et cynisme. Il s’est comporté en prédateur, sans se soucier de l’idéalisme qui baignait l’amour qu’éprouvait pour lui sa jeune partenaire. Le puritanisme des pseudo-héritières des libertaires de 1968 réside dans leur recours à l’état civil au nom duquel elles condamnent cette relation. Dans l’affaire Matzneff, c’est l’ampleur de la différence d’âge qui a constitué le scandale et l’abus. Ces militantes sont aussi étrangères aux délices de l’amour qu’à ses bizarreries. Elles mettent de la rationalité politique dans ce qui, par définition, lui échappe.

Il y a cependant quelques terrains où ces dames, si férues de règles, de sanctions et d’ordre prônent la liberté totale. Le premier est le changement de sexe qui devient une véritable mode adolescente.

La faculté laissée aux adolescents de changer de sexe, qui est encouragée par le système éducatif, relève d’une liberté totalement irresponsable dont les psychiatres sont les premiers témoins et les jeunes gens les premières victimes.

Autre domaine où les dames patronnesses sont fort libérales, celui du voile et désormais du burkini.

La facilité dénuée du moindre trouble avec laquelle certains acceptent la contradiction pourtant flagrante entre le port du voile et la revendication féministe en dit long sur la défaite croissante de la pensée. Cette absence d’esprit logique ne procède pas seulement d’un désir de ne pas voir, mais d’une volonté de ne pas savoir, et pire encore, d’un refus de tirer les conséquences de la contradiction qu’on dissimule sans aucun égard pour la vérité.

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Sommes-nous tombés dans le piège de Piolle en nous énervant contre le burkini ?

Piolle offre un exemple éclatant de ce refus, qui n’est pas seulement un déni. Je ne suis pas certain qu’il ait tendu un piège. Établir une équivalence objective entre le port d’un burkini et le droit pour les femmes de se baigner seins nus est d’une telle absurdité qu’elle confine à la sottise brute. Il est donc justifié de s’élever contre l’argument, ne serait-ce que par salubrité intellectuelle.

Tous les phénomènes que vous décrivez ne sont-ils pas les symptômes d’un monde post-sexuel donc post-historique et post-littéraire ?

Ce monde obsédé par la sexualité, où la pornographie jouit d’une extraordinaire faveur, ne me semble ni post-sexuel ni post-historique. Toutes les générations s’imaginent détenir le privilège de ne ressembler à aucune autre. Ce narcissisme qui caractérise l’humanité historique a ceci d’éminemment positif qu’il permet le développement d’un progrès continu en dépit des régressions tragiques qu’il lui arrive d’enclencher. Le rapport du monde actuel à la sexualité lui appartient pour une large part, c’est indéniable, mais sans présenter une rupture telle qu’on soit amené à le qualifier de post-sexuel et de post-historique. Post-littéraire ? C’est probable. Les considérations de Richard Millet, le grand réprouvé, vont dans ce sens. Alain Finkielkraut s’exprime fortement à ce sujet. Je tends à partager leur avis face à l’influence qu’ont prise la sociologie et la psychologie. La poésie n’existe quasiment plus dans le champ romanesque ni dans l’espace public. Le succès de Houellebecq est révélateur de cette évolution, comme celui d’Annie Ernaux, icône d’une littérature de dénonciation où la pauvreté de la langue n’a d’égale que l’amertume d’une revanche sociale inexpiable. Sommes-nous alors entrés dans une ère post-littéraire ? Je le crois, mais il me paraît encore un peu tôt pour l’assurer catégoriquement.

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Juin 2022 - Causeur #102

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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