Antiracisme et réforme du collège : le journal d’Alain Finkielkraut


Antiracisme et réforme du collège : le journal d’Alain Finkielkraut

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Le conflit entre Jean-Marie et Marine Le Pen (12 avril)

Élisabeth Lévy. Dans l’entretien publié par Causeur, Marine Le Pen s’insurgeait déjà contre la stratégie de provocation de son père. Après la nouvelle déclaration de Jean-Marie Le Pen sur le « point de détail » faite au micro de Jean-Jacques Bourdin le 7 avril, le long entretien qu’il a donné à Rivarol a véritablement mis le feu aux poudres. Pétain qui n’est pas un traître, l’Europe blanche qu’il s’agit de sauver, Valls qui n’est français que depuis trente ans, la démocratie qui n’est qu’une option : c’est un festival ! Ses propos ont suscité une levée de boucliers quasi unanime des cadres du Front national et des promesses de sanctions. Que vous a appris cet entretien sur le conflit entre Jean-Marie Le Pen et sa fille ?

Alain Finkielkraut. De la bataille sans merci que se livrent, à ciel ouvert, Jean-Marie Le Pen et sa fille, Nicolas Sarkozy a dit que c’était un spectacle humiliant pour la République. Il a tort. La République était humiliée par « Avec Carla, c’est du sérieux ! », elle ne l’est, en aucun cas, par une querelle de famille dont l’enjeu est politique.

À Marine Le Pen qui critiquait dans Causeur les provocations répétées de son père, celui-ci a répondu par un véritable festival : il a dit que les chambres à gaz étaient bien « un point de détail de l’histoire », que les pétainistes avaient toute leur place au Front national, que la France était gouvernée par des immigrés et des enfants d’immigrés, que Manuel Valls étant français depuis trente ans, on pouvait légitimement s’interroger sur son attachement réel à la France, et que la référence incessante à la République commençait à le « gonfler ». C’est cette profession de foi « plus facho que moi tu meurs » recueillie par un journal ouvertement antisémite qui a indigné Marine Le Pen et qu’elle a voulu frapper d’opprobre. Or, ceux-là même qui lui reprochaient naguère d’avoir qualifié de faute seulement politique la « fournée » promise à Patrick Bruel, s’acharnent à démontrer maintenant que, si elle n’est pas de mèche avec son père, cette affaire tombe « à point nommé » pour elle. Elle l’arrange, elle sert ses desseins. Elle lui offre sur un plateau d’argent un repoussoir inespéré. Mais, ajoutent-ils, il ne faut surtout pas se laisser abuser. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil noir de l’extrême droite française : le même succède au même.

Bref, au moment où Marine Le Pen s’apprête à tuer le père, les antifascistes font tout pour le maintenir en vie.[access capability= »lire_inedits »] Ces vigilants ne peuvent envisager sans un sentiment d’effroi la perspective d’être un jour orphelins de leur ennemi préféré. Ils le soignent, ils le dorlotent, ils le dopent, ils lui font du bouche-à-bouche et ils se prémunissent contre le deuil affreux qui se profile en disant, avec le député socialiste Bruno Leroux, que son racisme est « génétique », car rien ne leur serait plus pénible que l’obligation de penser à nouveaux frais.

Notre présent est bovaryste : il se conçoit autre qu’il n’est. Nous vivons, autrement dit, sous le joug d’un antifasciste anachronique et, quand l’occasion nous est enfin donnée de passer à autre chose et de regarder la réalité en face, Le Monde et « Les Guignols de l’Info » s’emploient à ce que nous n’en fassions rien. Alors que l’infiltration des réseaux islamistes dans l’enseignement supérieur se poursuit tranquillement et que, pour l’avoir dénoncée, Samuel Mayol, le directeur de l’IUT de Saint-Denis, est, à nouveau, menacé de mort, il n’est question dans la bonne presse que de la dédiabolisation mensongère du parti du diable.

Remettre du présent dans le présent, telle est la tâche prioritaire de la pensée. Cela ne signifie pas s’enticher du Front national, mais le critiquer pour ce qu’il est hic et nunc : un parti qui met sur le compte de l’élite tous les désagréments du peuple et qui voit en Vladimir Poutine non seulement un allié mais un modèle.

 

Le plan de lutte contre le racisme (19 avril)

« La passivité sur Internet, c’est fini ! », a promis Manuel Valls en dévoilant à Créteil son plan contre l’antisémitisme et le racisme pour rompre avec l’immunité numérique. Désormais, les délits d’opinion ne relèveront plus de la très libérale loi sur la presse, mais du domaine pénal, ce qui signifie que le régime de sanction des propos racistes sera largement aligné sur celui des actes. Que vous inspire ce projet ?

Je ne suis pas un partisan inconditionnel de la liberté d’expression : tout comme la censure, sa grande ennemie, cette liberté a sa part d’ombre. Elle a même du sang sur les mains. C’est une expression débridée qui a poussé Roger Salengro au suicide. Être libre de dire ce qu’on a dans la tête et dans le cœur, cela ne peut signifier avoir le droit de diffamer, d’injurier, de falsifier, d’appeler au meurtre, d’arracher le rideau qui sépare la vie publique de la vie privée. « Un homme ça s’empêche », dit Camus, et s’il ne s’empêche pas tout seul, il faut des lois pour le contraindre et le punir. Pas de démocratie sans liberté. Pas de civilisation sans une pratique éclairée de la censure, comme le démontre a contrario l’anarchie barbare qui sévit sur la Toile.

Mais le plan de lutte contre le racisme et l’antisémitisme que vient d’annoncer Manuel Valls présente le grave inconvénient de supprimer les protections spécifiques du droit de la presse – concernant la preuve, l’absence de comparution immédiate et des délais de prescription plus courts –, au moment même où l’antiracisme perd la tête et s’affranchit du sens commun. On est raciste aujourd’hui en France pour un oui ou pour un non. Charb était accusé de racisme parce qu’il s’était moqué de celui que même les non-musulmans d’aujourd’hui nomment avec dévotion « le Prophète » et parce qu’il refusait obstinément d’accoler au mot « laïcité » une épithète apaisante.

Selon le philosophe Jacques Rancière, interrogé dans L’Obs, on a tort de se focaliser sur le Front national. Depuis une vingtaine d’années, dit-il, « c’est de certains intellectuels de la gauche républicaine que sont venus les arguments de la xénophobie et du racisme ». Dans Le Monde, Claude Askolovitch affirme, preuves à l’appui, que le mauvais génie identitaire de Nicolas Sarkozy, celui qui a donné un contenu ethnique et nationaliste à sa définition de l’idéal républicain, ce n’est pas Patrick Buisson, c’est Régis Debray (et très accessoirement moi). Sont également menacés d’exclusion de la communauté humaine ceux qui s’interrogent à haute voix sur les problèmes posés à l’Europe par l’islam et l’immigration. Au nom du onzième commandement, « Tu ne feras pas d’amalgame », ils sont traînés dans la boue et poursuivis devant les tribunaux. Appliquée à l’Autre, toute généralisation devient raciste.

Appliqué au Même, en revanche, l’amalgame devient licite et même bienvenu : tous racistes, tous oppresseurs. La haine des « faces de craie » a depuis longtemps pignon sur rap. Voici quelques exemples piochés dans le livre de Christian Godin La Démoralisation et dans le numéro de L’Obs où s’exprimait Jacques Rancière. Salif : « Poitiers brûle et cette fois-ci pas

de Charles Martel. La France pète, j’espère que t’as capté le concept. » Lunatic : « Vote pour emmener les porcs à la morgue » (les porcs, comme chacun sait ou devrait savoir, ce sont les non-musulmans). Booba : « Les colons nous l’ont mise profond. À l’envers, on va leur faire. Quand je vois le France les jambes écartées, je l’encule sans huile », etc.

Pour son album Nique la France, Salif a été poursuivi devant la 17e chambre correctionnelle pour injure publique à caractère racial et, comme le raconte Jonathan Siksou dans Causeur, il a été relaxé. Le tribunal en effet a estimé que « la notion de Français dits de souche ne constitue pas un groupe de personnes et ne couvre aucune réalité légale, historique, biologique ou sociologique ». On a donc le droit d’insulter les « faces de craie » et de leur faire subir toutes sortes de supplices imaginaires puisqu’ils n’existent pas.

Le plan de lutte contre les paroles infâmes devrait, de toute urgence, inclure cette nouvelle modalité de l’antiracisme. Au lieu de cela, il l’encourage.

 

La réforme du collège (19 avril)

La ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem a annoncé une réforme des collèges. Son projet suscite une mobilisation quasi générale, non seulement des enseignants, mais aussi de soixante députés, dont Jean-Marc Ayrault, qui dénoncent avant tout la marginalisation de l’allemand ? Est-ce selon vous le principal enjeu de cette réforme ?

Le pire n’est pas toujours sûr – ce vieux proverbe légué par la sagesse des nations vient de s’enrichir d’un sens nouveau : il n’est pas sûr que ce que nous prenons pour le pire soit vraiment le pire. La réforme des collèges proposée par Najat Vallaud-Belkacem réalise l’exploit de faire pire encore que le désastre actuel de l’École. Voici, en guise d’exemple, la liste d’objectifs pour la classe de français de cycle 4, c’est-à-dire, si j’ai bien compris, des deux dernières années du collège : se chercher, se construire ; vivre en société, participer à la société ; regarder le monde, inventer des mondes (sic) ; agir sur le monde. Il n’y a pas si longtemps, Leo Strauss pouvait encore écrire : « Les Grecs avaient un mot merveilleux pour vulgarité, ils la nommaient “apeirokalia” : manque d’expérience des belles choses. L’éducation libérale nous donne l’expérience des belles choses. » Grâces en soient rendues aux sociologues, on s’est aperçu que certains enfants accédaient par droit de naissance à la culture, c’est-à-dire à l’expérience des belles choses ; pour mettre tout le monde à égalité, l’éducation démocratique a donc décidé de bannir cette expérience de l’enseignement.

Elle supprime le grec et le latin, c’est-à-dire les humanités, jugées trop aristocratiques, elle lutte par l’interdisciplinarité contre l’ennui que dispenseraient les cours où la parole du maître introduit à la beauté des œuvres et elle s’ouvre à l’actualité, c’est-à-dire à l’idéologie du jour.

Le journal de France 2 vient de donner en exemple une classe de 3e du lycée Clisthène à Bordeaux, où les professeurs d’histoire et d’espagnol présentaient les images d’horticulteurs du Kenya qui exportaient leurs roses en Europe. Soucieux de l’avenir de notre planète, les élèves devaient rédiger à l’attention de ces paysans africains un tract en espagnol sur le développement durable et le bienfait des cultures vivrières. Les langues parlées au Kenya sont le swahili et l’anglais, mais ne chipotons pas : c’est l’intention qui compte. Et qui pourrait remettre en question l’éveil chez les enfants d’une conscience écologique ? Ainsi les belles choses disparaissent au profit de la bonne cause. Après les œuvres, les tracts, et, sur le visage du corps enseignant, le sourire radieux des meilleures intentions.

Le passé, il est vrai, n’est pas oublié, mais il est lui-même annexé par l’actualité. Ainsi, en histoire, l’enseignement des débuts de l’expansion de l’islam est-il obligatoire tandis que celui du Moyen Âge chrétien et de la pensée humaniste est laissé au choix des professeurs. Quant au monde du XVIIe et du XVIIIe siècle, il est présenté sous ce titre: « Un monde dominé par l’Europe, empires coloniaux, échanges commerciaux et traites négrières ». D’un côté, l’islam en majesté ; de l’autre, l’Europe facultative ou coupable.

Élisabeth de Fontenay m’a fait découvrir un jour ces vers merveilleux d’Ossip Mandelstam :

« Vais-je à la médisance infâme (…)

Livrer le serment profond jusqu’aux larmes

La splendide promesse faite au Quatrième État. »

La gauche, pour moi, ce n’est rien d’autre que cette promesse d’offrir à tous l’héritage de la noblesse du monde. Or, que fait la gauche actuelle ? Elle se délie de sa promesse trop élitiste et trop impérialiste pour être honnête. À la mémoire, elle préfère la créativité, et propose par la voix du Premier ministre « d’intégrer dans nos écoles l’art de l’improvisation Jamel Debbouze ». Le président de la République n’est pas en reste. Il rappelle brutalement à l’ordre les quelques Orphée qui persisteraient à se tourner vers le trésor des ombres chères : « La France, déclare François Hollande sur Canal+, c’est pas une nostalgie, la France c’est un avenir, la France c’est une chance. » La langue est détruite mais le message est clair et fait naître une question : quel sens y a-t-il à se dire toujours de gauche ? Brandir cet étendard après la résiliation de la promesse, ce n’est plus agir en citoyen mais en supporter. Malgré le Qatar, je reste viscéralement et absurdement attaché au PSG. Mais, pour que je demeure affilié à la gauche estampillée, il faudrait que la gauche soit pour moi une sorte de PSG. Je me fais une autre idée de la politique.[/access]

*Photo : REVELLI-BEAUMONT/SIPA. 00710890_000017.

Mai 2015 #24

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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