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Delacroix, classique révolutionnaire

Le Louvre consacre une expo à l'homme qui a sorti la peinture de l’ennui néoclassique


Delacroix, classique révolutionnaire
Autoportrait au gilet vert, Eugène Delacroix, 1837. ©RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Michel Urtado

Le Louvre propose jusqu’au 23 juillet une grande rétrospective Eugène Delacroix (1798-1863). Si on connaît l’auteur de La Liberté guidant le peuple, on ignore souvent le rôle décisif qu’a joué cet admirateur de Véronèse et de Rubens pour sortir la peinture de l’ennui néoclassique.


De nos jours, quand on veut attirer la sympathie sur un artiste, on affirme qu’il est révolutionnaire. En ce qui concerne Delacroix, pour une fois, c’est parfaitement vrai. Cet artiste conjugue même les deux acceptions du mot « révolution » : celle d’un retour sur le passé, à la façon d’une planète parcourant de nouveau son orbite et celle, plus courante, d’un dépassement radical du présent. Delacroix, en se réappropriant des traditions picturales perdues, ouvre de nouvelles perspectives. Sur un plan politique, il n’a pourtant rien d’un révolutionnaire.

La peinture française du début du XIXe siècle offre, il faut bien le dire, un paysage assez morne. Certes, la production de grandes toiles n’a jamais été aussi abondante. Cependant, la pompe des sujets rivalise avec la platitude de l’exécution. On célèbre les vertus romaines en format XXL. On enchaîne les sacres et les scènes de bataille. Ce mouvement, qui se veut classique, est connu sous le nom de « néoclassicisme ». Toutefois, Delacroix lui dénie la qualification (positive à l’époque) de classique. La facture besogneuse, léchée et souvent gauche qui s’y pratique révèle plutôt l’abandon des héritages. À peu de choses près, le néoclassicisme est à la Révolution et à l’Empire ce que le réalisme socialiste est aux régimes communistes.

La France si peu romantique à l’heure du romantisme

Ailleurs, en Europe, c’est assez différent. Certes, le néoclassicisme se déploie partout. Cependant, on voit fleurir ici et là des artistes originaux qui produisent des œuvres singulières pour des amateurs privés. Citons Friedrich, Runge, Abildgaard, Dahl, Wolf, Goya, Blake, Palmer, Füssli, Cozens, Constable, Turner, etc. La spécificité négative de la France tient sans doute à la conjonction de plusieurs phénomènes : la disparition ou la ruine des anciens amateurs, la présence d’une administration des beaux-arts particulièrement centralisée, à l’instar de celle de l’État, la succession de régimes politiques enrôlant l’art au service d’un récit officiel et, enfin, l’influence des Lumières qui, avec des commentateurs comme Diderot, ont poussé la peinture vers l’expression de la raison et des vertus civiques. La question qui se pose est : comment va-t-on en sortir ?

L’homme qui semble incarner le changement est Théodore Géricault. Il s’agit d’une personnalité puissante dotée d’un sens du tragique hors norme allant jusqu’au morbide. C’est aussi un artiste qui s’est approprié un vocabulaire néo-caravagesque particulièrement expressif. Cependant, il brûle la chandelle par les deux bouts et meurt en 1824 à l’âge de 33 ans. Son cadet, le jeune Eugène Delacroix, âgé de 26 ans, a alors une personnalité moins affirmée, mais devient l’espoir de cette tendance en gestation.

Il naît en 1798 dans une famille aisée et cultivée. Du côté de sa mère figurent des artistes et artisans d’art illustres. Son père a commencé sa brillante carrière avec Turgot puis s’est adapté à tous les régimes jusqu’à devenir ministre du Directoire. Son problème est une énorme tumeur aux testicules difficile à dissimuler. Cela alimente les doutes sur sa paternité réelle. Une rumeur persistante, mais non confirmée, fait de Talleyrand le géniteur putatif du jeune Eugène. Cependant, ce dernier aime son père légitime et l’admire.

Le choc de la matérialité de la peinture

Après une scolarité au lycée Louis-le-Grand, Delacroix entre aux Beaux-Arts. Il s’intéresse peu au prix de Rome et à l’éventualité d’un séjour en Italie. Son voyage initiatique a lieu quelques années plus tard en Grande-Bretagne, où il se familiarise à la liberté d’exécution de l’aquarelle. La contribution décisive à sa formation est sans doute une série de copies des maîtres anciens, notamment de Véronèse et de Rubens. Cela l’oblige à examiner en détail la texture de leurs œuvres et à essayer de renouer empiriquement avec leur art des matières. Au contact de Rubens, il s’initie à l’improvisation directe dans un tumulte de taches et de traits jetés. Delacroix mettra toujours en avant sa dette aux maîtres et c’est en ce sens qu’il se dit « classique ».

À l’âge de 24 ans, Delacroix est au sommet de son art. Le paradoxe de sa vie est qu’il va connaître une gloire précoce et qu’ensuite il rencontrera ce qui est généralement réservé aux débuts : les doutes, les tâtonnements, les incompréhensions et parfois les impasses. Tout commence avec la présentation de sa Barque de Dante au salon de 1822. C’est un succès. L’État acquiert l’œuvre pour le musée du Luxembourg. Cette institution consacrée aux artistes vivants les assure, à leur mort, d’un transfert au Louvre.

Deux ans plus tard, il présente les Massacres de Scio. Cette toile somptueuse, aux accents à la Tintoret, est encore achetée par l’État. C’est une grande peinture d’actualité évoquant l’écrasement encore fumant de civils grecs par les Ottomans. Delacroix y déploie sur un mode sucré-salé un mélange de violence, de résignation et d’érotisme. Le point décisif est qu’il remanie l’œuvre quelques jours avant le salon après avoir vu fortuitement des toiles de Constable, hautes en matières. Il ajoute aux Massacres des glacis et des empâtements pour leur donner plus de corps, plus de lyrisme. Effectivement, au-delà du sujet lui-même, c’est ce déchaînement de matières qui impressionne – en bien ou en mal – les contemporains habitués à la facture aseptisée des néoclassiques. Désormais, on qualifie Delacroix de « coloriste ». Ça ne veut pas dire, comme on le croit aujourd’hui, que ses toiles sont très colorées. Mais Delacroix joue sur les transparences, il fait vibrer ses couleurs, il les rend vivantes. La matérialité de la peinture est remise au premier plan. C’est un grand événement.

Après la gloire, les doutes et les essais

Au salon de 1827, Delacroix présente La Mort de Sardanapale. Ce roi de Ninive, assiégé, sentant sa défaite venir, aurait préféré mourir sur un bûcher après avoir fait égorger ses femmes, ses eunuques et ses chevaux. Delacroix s’amuse beaucoup à réaliser cette toile. De nombreux modèles féminins se succèdent. Après le travail, vient la phase dolce chiavatura, c’est-à-dire les relations sexuelles. L’immense peinture est presque un best of de sa vie d’atelier. Cependant, les divers participants sont comme juxtaposés sur la toile, si bien que l’ensemble manque de cohérence. Quelques observateurs romantiques apprécient l’extravagance du sujet, mais le public et la critique y voient un fourre-tout. L’État refuse d’acheter le Sardanapale. C’est un bide. Dès lors, Delacroix s’écarte des grandes compositions de salon, à quelques exceptions près, notamment celle de La Liberté guidant le peuple (voir encadré).

Le goût de Delacroix pour les grands formats se reporte vers les décors intérieurs de bâtiments. Il intervient au Sénat et au palais Bourbon. Au Louvre, il réalise un plafond particulièrement déjanté représentant Apollon vainqueur du serpent Python. Dans l’église Saint-Sulpice, il peint un magnifique Combat de Jacob avec l’Ange où sa touche frémissante sert une composition majestueuse. Évidemment, ces œuvres fixes nécessitent des déplacements spécifiques vivement recommandés.

Delacroix continue en parallèle à produire des peintures de chevalet. Il s’essaye à plusieurs genres : le style troubadour, les fleurs, les paysages. C’est un voyage au Maroc (avec extension en Algérie) dans le cadre d’une mission diplomatique, en 1832, qui lui fournit son thème principal : l’orientalisme. Sur place, il remplit des carnets de croquis et d’aquarelles dans lesquels il puisera toute sa vie. Les personnages qu’il dessine sont de préférence juifs (comme dans la Noce juive), en raison de la réticence des musulmans à être représentés. L’Orient de Delacroix est aussi peuplé de lions venant principalement des zoos parisiens. Cela aboutit toutefois à des œuvres souvent époustouflantes où la sauvagerie et la noblesse des personnages le disputent à celles des animaux. C’est le cas, par exemple, de la somptueuse Chasse aux lions (en partie détruite) ou des Chevaux arabes se battant dans une écurie. Cependant, à répéter indéfiniment la même formule, un affaiblissement est parfois perceptible. C’est sans doute ce qui arrive aux Femmes d’Alger dans leur appartement, que critique Fernand Khnopff : « La couleur est belle, dit ce dernier, mais il n’y a que cela, et cela ne suffit pas. »

Vers la fin de sa vie, Delacroix semble surtout inspiré par des souvenirs ou des songes. L’une de ses dernières œuvres, Ovide en exil chez les Scythes, dégage ainsi une douce poésie. Cependant, ces peintures éloignées du réel et traitées avec une touche floutée laissent perplexe une partie du public. En effet, la diffusion de la photo et le succès des naturalistes, tel Courbet, développent le goût du réalisme. Le dernier Delacroix est mal compris. Cela n’empêche pas la consécration du maître lors de l’exposition universelle de 1855, avec son entrée à l’Institut en 1857, ou, un peu plus tard, avec le transfert posthume de ses œuvres au Louvre.

Une influence majeure sur la seconde partie du XIXe siècle

Aussitôt après la mort de Delacroix, en 1863, son atelier dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés est vidé, le contenu dispersé et les locaux reloués. Pire, plus de soixante ans après la disparition du peintre, en 1928, on parle de destruction. Des artistes menés par Maurice Denis s’indignent et organisent une souscription pour racheter le site et en faire un musée. L’inauguration a lieu en 1932.

Delacroix est pour cette génération une grande figure tutélaire. Cependant, il est difficile de voir en lui un précurseur des peintres fondateurs du musée avec lesquels il n’a, en réalité, à peu près rien en commun. Sa filiation avec eux est probablement d’un autre ordre. En effet, année après année, Delacroix laisse de nombreux écrits, notamment un journal, publié en 1993. Ce texte permet de partager la vie d’un grand créateur, ses doutes et ses intuitions. De nombreuses personnes, au début du XXe siècle, s’identifient ainsi au personnage de Delacroix davantage qu’à son héritage artistique. Il incarne l’artiste. L’exposition actuelle donne un intéressant aperçu de ses manuscrits.

La véritable postérité de Delacroix se situe probablement dans des mouvements négligés de nos jours, mais qui ont une large extension dans la seconde partie du XIXe siècle. Je veux parler des peintres dits pompiers, académistes ou symbolistes. Le goût de Delacroix pour une facture matiériste s’épanouit particulièrement chez eux. Sa propension aux grandes machines et aux sujets imaginatifs, voire délirants, s’y retrouve également. Comment ne pas y penser en regardant son Apollon vainqueur du serpent Python ou son Sardanapale ? De même, la proximité entre son Entrée des Croisés dans Constantinople et la toile de Benjamin-Constant L’Entrée du sultan Mehmet II dans Constantinople parle d’elle-même. On pourrait multiplier les exemples. Toujours est-il qu’en parcourant l’exposition présentée au Louvre, on a le sentiment que ce peintre, relativement isolé dans la première partie du XIXe, a significativement contribué au foisonnement d’artistes qui ont marqué la seconde partie de ce même siècle. On doit donc beaucoup à Delacroix.

À voir absolument : « Delacroix », musée du Louvre, jusqu’au 23 juillet.

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Causeur #57 - Mai 2018

Article extrait du Magazine Causeur




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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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