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Dubuffet : De l’air frais dans l’ouvrage


Dubuffet : De l’air frais dans l’ouvrage

jean dubuffet muray

30 mai 1992. En fin de journée, on traverse au pas de course le Musée d’Art Moderne de Nice, jouant des coudes au milieu de cinquante mille horreurs contemporaines pour atteindre les « Dubuffet de Dubuffet », l’exposition qu’on voulait voir. Je me demande si la fonction majeure de toutes ces cochonneries informes d’« artistes » contemporains qui nous barrent la route n’est pas de faire paraître aimable, désirable, beau, merveilleux, vivant, dynamique, n’importe quel élément du monde auquel ils n’ont pas touché. Oui, ça doit être ça, dans l’économie divine, le but des œuvres d’aujourd’hui et la raison de leur survivance obscène. Trois briques dans un musée, avec le nom d’un imbécile à côté, rendent du même coup enivrantes de beauté toutes les briques qu’on peut trouver en liberté. Je connais depuis assez longtemps les cloportes qui s’occupent d’« art » pour savoir que celui-ci est partout où ils ne l’ont pas identifié.

Dubuffet l’a su avant moi. Je l’adore.[access capability= »lire_inedits »] C’est un peintre drôle, espèce très rare. C’est un peintre sympathique aussi, espèce peut-être encore plus rare. J’ai rendez-vous avec le texte que j’écrirai un jour sur lui, je ne sais ni quand ni pour qui, mais je suis sûr que ça viendra. J’aime ses bonshommes incohérents, ses petits personnages feux follets, ses villes à chaos de voitures, inscriptions, façades en fanfare et silhouettes rébus. Dubuffet grimpe au plafond, saute, s’accroche au lustre, salue le public, balance des poignées de lutins dans les airs, recabriole sans toucher terre. « Art et plaisanterie, il y a du sang commun à ces deux ordres », disait-il. C’est ce qui l’apparente à Céline. J’aime ses portraits tricotés à la ronce (« Pour mes portraits j’aime bien donner à mes personnages le plus possible un petit air de fête »). Il y a aussi un Corps de dame en 1950 qui me plaît énormément, juste un cul en gros plan, avec deux ébauches de jambes maigres, on dirait une croupe de vache. « J’ai cru constater à l’expérience que les dames ne souhaitent pas qu’on les transporte sur un plan si éloigné ; elles préfèrent demeurer humaines et les grands vents qui soufflent à hauteur des déesses les effraient. » Les paysages faits avec des ailes de papillons sont bien, ceux avec des feuilles de choux aussi. J’adore sa réhabilitation à la Ponge des choses décriées, les Terres par exemple, ces étendues à relief croûteux où il arrive à faire tournoyer des accidents de terrain. Peaux sèches. Grimoires. Murs crépis. Nappes de poussière. Tout ce qui babille, bégaie à ras de sol. Il a eu raison d’évoquer la paix dont ces œuvres l’emplissaient : « Grande paix des tapis, plaines nues et vides, silencieuses étendues. » La paix et l’ivresse : « Les gens ne savent pas assez comme on peut s’enivrer avec n’importe quoi. » Sa situation entre Céline et Ponge, il l’a décrite lui-même avec une grande précision : « Il y a dans toutes mes œuvres deux vents contraires qui soufflent, l’un me portant à outrer les marques de l’intervention et l’autre, à l’opposé, qui me porte à éliminer toute présence humaine… et boire à la source de l’absence. »

La peinture s’est finie après lui, derrière ses tourbillons enfantins. La littérature aussi, peut-être. Les dernières buées du charme se sont déchirées, il en a retenu un peu des ombres, dans ses labyrinthes, dans ses lacis, dans ses hachures agglutineuses. Une autre raison pour laquelle j’aime son œuvre sans réserves, c’est qu’elle est souvent conçue avec la violence du pamphlet. Il y a quelque chose qui vous gifle, dans ses tableaux, un peu comme dans les nouvelles de Bloy. Faire de Dubuffet un des saints patrons du genre pamphlétaire, d’ailleurs, me permettrait de dégager celui-ci de ses sombres connotations apocalyptiques. Il savait, lui, très bien, qu’un tyran expulseur de poètes et d’artistes est mille fois plus profitable à l’art et à la poésie qu’un envaselineur salaud du genre Lang. J’imagine comment il aurait emballé cette ordure qui achève de noyer tous les poissons dans la bave unanimiste de son enthousiasme et la boue euphorique de ses fêtes de merde pour crétins.[/access]

*Photo : SUPERSTOCK45031538_000001.Coll-Peter Willi/SUPERSTOCK/SIPA.

Octobre 2013 #6

Article extrait du Magazine Causeur



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Philippe Muray, écrivain, est mort le 2 mars 2006 d’un cancer du poumon, échappant de peu à la prohibition inaugurée ce 2 janvier. Ce texte, reproduit avec l’aimable autorisation de son épouse Anne Séfrioui et des éditions Mille et Une Nuits, prouve qu’il vit encore.

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